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exténués, l’estomac vide, affamés, ils arrachaient en chemin les betteraves et les pommes de terre pour les manger crues et, harassés, fous de misère, finissaient cependant par arriver à B..., mais ne se doutaient pas de ce qui les y attendait... Des milliers de fuyards encombraient déjà la ville, l’envahissaient de plus en plus, et la population, effrayée et menacée par ces foules qui demandaient à être nourries, ne savait qu’inventer pour s’en délivrer. On leur faisait faire queue pendant des heures, pour leur donner un morceau de pain gros comme le poing qu’on leur faisait payer un prix exorbitant, ou qu’on leur refusait même au dernier moment.

— Nous avions toutes les peines du monde à avoir du pain, me dit le malheureux mineur, et les boulangers n’osaient pas toujours nous en vendre. La foule leur criait de ne pas nous en donner !... Un jour que je m’étais procuré pour deux sous de lait, et que j’étais allé demander à un habitant de mes amis de me le faire chauffer, il me regardait comme s’il ne m’avait jamais vu, et me fermait sa porte à la figure en me disant qu’il ne comprenait pas ce que je lui voulais... Il ne me reconnaissait plus... Un ami !...

Le pauvre homme n’était naturellement pas resté à B..., et le flot de la guerre avait fini par le jeter dans notre village avec sa femme et ses filles, pendant que ses fils étaient au front.

— Nous ne connaissons pas le travail de par ici, me déclare-t-il en terminant ; mais nous ferons tout ce que nous pourrons, les foins, les moissons, les vendanges, tout ce qu’on voudra nous faire faire !... Moi, je peux scier du bois, en charger, en décharger, casser des pierres. Nous pourrons, quand il en sera temps, arracher les betteraves et les pommes de terre. Mais ce n’est pas ce que nous avons mangé depuis huit mois qui nous donnera de la vigueur !... Tenez, monsieur, ce pantalon que j’ai là, c’est celui avec lequel je me suis sauvé, le pantalon de l’Administration, et je n’en ai pas eu d’autre tout l’hiver. Quand je travaillais la nuit, dans l’eau, à creuser des tranchées pour les Anglais, il était quelquefois tellement trempé que je ne pouvais plus le supporter. Alors, je l’ôtais, je le tordais, et je le remettais tout mouillé... Il y a un an, je pesais plus de cent soixante-quinze. Aujourd’hui, je ne pèse même pas cent quarante... Le mois dernier, j’ai voulu m’engager, mais on n’a pas voulu de moi... Et quand je pense à ce que nous étions