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Puis, avec son fort accent du Nord :

— Nous voudrions que les patrons viennent maintenant un peu chez eux... Ils verraient comme nous y avons tout fait beau !

Et, de retour dans la cuisine où la mère et ses filles sont restées à coudre :

— A A..., monsieur, nous avons tant reçu d’obus que nous ne pouvons pas encore croire au bonheur de ne plus en entendre. La nuit, je bondis quelquefois tout en dormant, et je me réveille tout en sueur, comme s’il venait encore d’en tomber un, et chez nous, cependant, voyez comme c’est curieux, la guerre nous avait plutôt procuré d’abord des avantages... Auparavant, par exemple, on risquait toujours de se faire prendre par les douaniers en allant en Belgique acheter du tabac et des allumettes. Depuis, ils avaient tous été mobilisés, et on pouvait, sans se gêner, aller acheter ce qu’on voulait... Tout le monde en était content... Ensuite, les Allemands sont venus, mais il n’y a pas eu non plus d’abord trop de misère. Ils ne volaient que dans les maisons dont les propriétaires n’étaient pas là, et ils vous saluaient dans la rue !...

— C’est vrai, dit l’une des jeunes filles, ils nous disaient chaque fois bonjour en nous rencontrant.

— Mais oui, continue le vieux Théodore, ils étaient très polis, et ils n’ont même vraiment pillé que le magasin d’un parfumeur. Là, par exemple, ils n’ont rien voulu laisser, et les soldats ont tout emporté... Tous les savons, toutes les bouteilles d’eau de Cologne et toutes les boîtes de poudre de riz... Il fallait voir ça !... Et puis, un jour, ils nous ont dit : « Adieu, adieu !... Nous partons... Mais vous malheureux, et nous aussi... Nous mourir de faim, et vous tués... » Et le soir, en effet, ils n’étaient plus là, le bombardement commençait quelques jours après, et les obus, pendant six mois, n’ont plus cessé de tomber sur nous... Alors, on s’est caché dans ses caves, mais elles étaient trop petites, il y en avait qui n’étaient pas solides, d’autres qui n’étaient pas voûtées, et tout le monde s’est dit : « Allons chez M... ! » On voulait dire dans les caves de la brasserie M... qui tiennent, sous la ville, à peu près autant de place qu’en tient ici tout le village avec le Champ de foire, et on s’y est bientôt trouvé deux mille. On ne savait plus comment y remuer, et il y avait même beaucoup de familles qui pensaient ne plus pouvoir