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y venir, mais on leur faisait dire de venir tout de même, et on se tassait encore un peu plus...

Le tableau de ces caves de la brasserie M..., d’après ce qu’en raconte le vieux tisseur, devait être extraordinaire. Elles s’étendaient sur un espace énorme, et toute une population affolée, des femmes, des vieillards, des jeunes filles, des enfans, des malades, s’y serraient avec épouvante. A un endroit, sur la maçonnerie d’un caveau, on avait dressé une petite chapelle, où les uns avaient apporté des cierges, d’autres des fleurs artifîcielles, d’autres des images de sainteté. Le Doyen était venu la bénir, et on y priait jour et nuit. La Brasserie, cependant, n’avait pas interrompu toute fabrication, et, sur un autre point de ses sous-sols, débitait des chopes de bière à un tourniquet. Tantôt les obus faisaient rage, et les pauvres gens tombaient à genoux en se tournant vers le petit autel. Tantôt, une accalmie se produisait, l’atmosphère de fièvre et de foule respirée dans ces catacombes leur avait desséché la gorge, et ils se pressaient tous au tourniquet. A neuf heures, tous les matins, il y avait une distribution de vivres à l’Hospice, et chacun allait y chercher sa portion en se garant comme il le pouvait contre les bombes. Mais l’Hospice, au bout d’un mois, n’existait plus. Il s’était effondré sous les obus, et la distribution avait lieu au Collège, où l’on courait, à la même heure, chercher son morceau de pain et sa part de pommes de terre, en tâchant de ne pas se faire tuer. Dans ces immenses souterrains, éclairés la journée par les soupiraux, et la nuit par la lumière électrique, la vie de ces deux milliers d’êtres ne semble même plus une vie réelle. il y avait des heures de terreur folle, suivies de minutes de détente et presque de gaieté convulsive. On éprouvait, malgré tout, un besoin de rire maladif. Brusquement, d’autres fois, on n’entendait plus rien, comme si le bombardement avait cessé... Alors, on se hasardait aux soupiraux, les figures s’y hissaient pour y voir et pour respirer, et un jour, le 5 mai, on avait cru pouvoir regarder ainsi au dehors, quand un épouvantable sifflement, suivi d’un fracas horrible, faisait rentrer toutes les têtes. Une bombe était entrée dans une cave en face, y avait éclaté, et venait d’y tuer quinze personnes...

A ce moment du récit du vieux tisseur, l’une des jeunes filles fait tomber une chaise en se levant pour aller refermer une porte, et sa mère, au bruit de la chute, pousse un véritable