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dirait un pays nouveau, avec d’autres coutumes, d’autres figures, et quelquefois même une autre terre. Des champs entiers sont abandonnés, envahis de chardons et de liserons. Les foins, dans certains prés, gisent morts sur pied, noirâtres, pourris par la pluie et couchés par le vent. Dans les landes et le long des chemins, où jamais ne passent plus les chasseurs, les perdreaux se lèvent par grandes troupes, presque aussi nombreux que des alouettes, et les poules d’eau, sur les étangs, viennent jouer et plonger jusqu’auprès des laveuses, comme des canards domestiques. Tout est changé, bouleversé, devenu étrange...


... Nous voilà au vingtième mois, et un exode presque général, auquel personne ne s’attendait plus, a dispersé presque toute la colonie. Les petits cultivateurs belges, les mineurs, le meunier au grand coffre, leurs femmes et leurs enfans, d’autres encore, sont tous partis pour Paris en quelques semaines, et il ne reste plus que le menuisier, la famille D..., et le vieux tisseur, avec la veuve et ses filles. Encore, deux des demoiselles D... viennent-elles d’être engagées pour divers travaux dans un château voisin, et cette nouvelle séparation entre leurs parens et elles, tout en n’en étant pas une, a même donné lieu à un véritable déchirement.

Un homme est venu les chercher un matin avec un âne, et leur mère, à l’arrivée de la charrette, a éclaté en sanglots. Puis, cependant, elles sont parties, la charrette a disparu au tournant de l’allée, l’âne a dévalé la côte, et le conducteur, au bas de la descente, a dit aux deux pauvres filles, en les voyant pleurer elles-mêmes à chaudes larmes :

— Bah ! vous ne partez pas pour si longtemps, et vous n’allez pas si loin... Trois petites lieues... Une quinzaine de jours... Il ne faut pas vous faire de chagrin !

Alors, l’aînée lui a répondu par ces mots qui expliquaient si bien leur tristesse, et qui en disaient tant sur leur martyre :

— C’est vrai, mais il nous faut si peu de chose pour avoir maintenant le cœur gros !...


MAURICE TALMEYR.