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et ne discutent pas. Un peu d’huile dans leurs rouages, un peu d’essence dans leur réservoir suffisent à apaiser leur appétit toujours égal et leurs rares velléités d’insoumission.

Car, si j’ose risquer ici cette réflexion, l’introduction du machinisme dans la société n’a pas été toujours causée uniquement par le désir de substituer le travail des mécanismes aux muscles des hommes, pour fournir à ceux-ci les loisirs et les moyens de mieux mettre en valeur cette chose unique et fragile qu’aucune machine n’a laminée jusqu’ici dans ses rouages : la pensée. Il n’importe ; à travers toutes les vicissitudes, toutes les douleurs, tous les drames et les recommencemens sanglans du progrès, tel sera pourtant, tel doit être un jour, — quel jour ? — le résultat de la meilleure utilisation des énergies inanimées que réalise la science dans ses applications. Aujourd’hui, celles-ci, par un effroyable contresens systématiquement voulu par nos ennemis et qui fait d’eux à jamais les parricides de la science, servent surtout à annihiler et à tuer de la pensée et de la joie. Malgré tout, il faut vouloir croire qu’on approchera de la cime tant désirée à travers les siècles, et quels que soient les ravins rencontrés où l’on doit redescendre un instant pour franchir des ruisseaux de sang.

Parce que pendant la guerre un grand nombre d’hommes ont dû lâcher le soc pour le fusil, parce qu’après celle-ci beaucoup ne reverront plus leurs sillons, et resteront couchés là-bas dans un autre coin du sol nourricier, il faut sans tarder trouver et appliquer les moyens de travailler quand même la terre, toute la terre de France. C’est, après les nécessités militaires immédiates de l’heure, un des plus angoissans problèmes que nous posent ces journées où se jouent le sort et l’avenir du pays. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de savoir dans quel sens la guerre modifiera nos âmes, et quelle influence elle aura sur la littérature, l’art et la science. Il s’agit de savoir si la France arrachée aux griffes des oiseaux de proie par l’héroïsme de ses fils ne s’affaissera point ensuite sur son char de triomphe et ne périra pas de l’anémie causée par ses glorieuses blessures. L’art, la science, la poésie ne peuvent s’épanouir, ne se sont jamais épanouis que dans les sociétés où règne l’aisance et avec elle la liberté qu’elle apporte ; pour que ces fleurs de la pensée s’élèvent avec vigueur, il faut que leurs racines plongent solidement dans une terre grasse et bien arrosée. Faute de quoi, elles s’étiolent déplorablement. Et c’est pourquoi il importe que le pays se préoccupe de reconstituer et de garder sa prospérité matérielle et la source principale de celle-ci, la