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VISITES AU FRONT.

Enfin, laissant le dernier détachement derrière nous, nous fûmes seuls en pleine campagne. Les champs de l’Artois n’ont pas souffert de la guerre ; les fermes aux toits de chaume reposent dans leurs jardins fleuris de roses trémières ; et, près des mares, les haies plient sous le poids embaumé des fleurs de sureau. De tous côtés, à perte de vue, bordés de bois, des champs de blé ondulent comme des vagues : la lumière, dans ses rayons, semble apporter un souffle léger d’air marin. La route montait et descendait sans cesse ; et notre auto était comme un vaisseau sur une mer houleuse. L’horizon baignait dans un océan de lumière : tant de beauté enveloppait la nature entière que cette armée en marche devenait une vision de légende et d’épopée.

Le soleil s’était couché, et le crépuscule s’étendait sur la mer quand nous descendîmes de la ville de Montreuil dans la vallée qu’elle domine. Les tours d’une ancienne abbaye s’élevaient au-dessus de vergers en terrasses. Des grilles s’ouvrirent au bout d’une avenue, et nous entrâmes dans une cour plantée de buis et de roses. Dans ce coin du Moyen Âge, tout était silence et recueillement : des groupes de religieuses toutes blanches ou toutes noires sortaient des profondeurs des cloîtres ou glissaient silencieusement sous l’ombre des voûtes. Elles nous regardaient timidement. On se serait cru revenu à un temps lointain où les autos étaient inconnus, et notre voiture aurait pu paraître un monstre fantastique rejeté par la mer, avec les débris de quelque navire échoué sur les côtes barbaresques… L’abbaye de Neuville doit recevoir souvent, cependant, de pareilles visites, puisqu’elle abrite maintenant un grand hôpital belge.

Le soleil se couche. Après un court crépuscule d’été, la lune paraît. Sous les fenêtres du couvent, on entend une fontaine chanter dans un jardin clos avec un vieux pavillon de pierre à chaque angle. Au-dessous, des vergers en terrasses jusqu’à une grande plaine qu’on pourrait confondre avec la mer dans le mystère du clair de lune.

Cassel, 20 juin

Notre route, aujourd’hui, se dirige vers le Nord-Est, à travers un paysage si anglais que les uniformes à couleur khaki que nous rencontrons nous paraissent tout à fait à leur place. Les villages eux-mêmes ont un air britannique : mêmes mai-