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avoir poussé une porte vitrée, de se trouver dans une vaste salle peinte et d’apercevoir, dans le mystère du clair de lune, des soldats endormis sur les parquets cirés, tout leur attirail empilé sur des tables de jeux.

Nous traversâmes un grand vestibule, où d’autres soldats dormaient dans la demi-obscurité, et par un long escalier nous arrivâmes jusqu’au toit : une sentinelle nous interpella, puis nous laissa passer. La masse sombre de la ville était à nos pieds. Au Nord-Ouest, une colline escarpée, le Mont des Cats, se dessinait sur le ciel. Rien d’autre ne coupait la ligne de l’horizon, baignant dans la brume et le clair de lune. La silhouette des villes ruinées s’était évanouie et la paix semblait avoir reconquis le monde. Mais pendant que nous étions là, une lueur rouge s’élança du brouillard au Nord-Ouest, bientôt suivie de plusieurs autres surgissant de différens points éloignés. « Ce sont des bombes lumineuses jetées au-dessus des lignes, » nous expliqua notre guide, — et, à ce moment même, plus loin, une lumière blanche s’épanouit comme une fleur tropicale pour disparaître ensuite dans la nuit. « Une fusée, » nous dit-on : — et une autre grande lueur fleurit plus bas. À nos pieds, Cassel dormait de son sommeil provincial : le clair de lune éclairait ses toits et les arbres de ses jardins, tandis qu’au loin ces fleurs infernales continuaient à s’ouvrir et à se fermer dans le royaume de la mort.

Ypres, 21 juin.

Sur la route de Cassel à Poperinghe. Dans la poussière et la chaleur, dans la confusion de la foule et l’agitation de l’arrière-garde en temps de guerre. La route traverse la plaine, toujours bordée des mêmes haies toutes blanches de poussière et labourée par le passage incessant des innombrables camions automobiles, des voitures chargées de munitions et des ambulances de la Croix-Rouge. Dans l’intervalle, voici des détachemens d’artillerie anglaise, avec grand tapage de caissons. Puis défilent, montés sur des chevaux luisans, de jeunes héros de Phidias : leur jeunesse est si fraîche et si radieuse qu’on se demande comment ils ont pu regarder en face les horreurs de la guerre et jouir encore de la vie. Malgré la poussière, chevaux et cavaliers ont l’air de sortir du bain. Tout le long de la route on voit des camps improvisés, des tentes faites avec des bâches.