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VISITES AU FRONT.

eûmes franchi les portes de Cassel, nous fûmes si pénétrés de sa personnalité que l’idée ne nous vint plus de la comparer à aucune autre ville. Ce fut sans surprise que nous lûmes dans notre Guide que Cassel était la ville d’Europe d’où l’on jouissait de la vue la plus étendue. Qu’y a-t-il de mieux qu’un horizon sans limite pour faire valoir la beauté d’une cité resserrée dans une étroite ceinture de vieilles murailles ?

Notre hôtel était sur l’exquise petite place du Marché, avec un Hôtel de Ville Renaissance d’un côté, et, de l’autre, un palais espagnol en miniature, dont la façade de briques rosées est ornée de sculptures grises. La place était encombrée d’automobiles militaires anglais et de beaux chevaux qui se cabraient d’impatience. Le restaurant était bondé d’officiers en khaki, savourant leur thé sans se soucier du paysage. Quelle tristesse de constater encore une fois que la guerre et tout ce qui s’y rattache exalte le sens de la vie, et que les visions guerrières exaltent et fascinent à la fois ! « C’était gai et terrible » est un mot qui revient à tout instant dans la Guerre et la Paix : je m’en souvenais en voyant cette petite ville endormie de Cassel, transfigurée par le cliquetis des armes et les rires d’une jeunesse virile.

Du parc situé sur le sommet de la ville, nous jouissions d’une autre vue : la plaine s’étendait à l’infini, se perdant dans les brouillards de la mer ; au loin, à travers la brume, on apercevait des villes et des clochers plongés dans la torpeur de l’été. Pour un moment, tandis que nous les regardions, la vision de la guerre se dissipa comme un décor que l’on change. Mais tout s’assombrit de nouveau, rien qu’en entendant certains noms prononcés par des soldats appuyés sur le parapet à côté de nous. « Là-bas, c’est Dunkerque, » — dit l’un d’eux en nous désignant un point avec sa pipe, — « et ici, Poperinghe, juste au-dessous de nous ; Furnes est là derrière, et Ypres, et Dixmude, et Nieuport. » Il nous sembla voir planer sur le paysage ensoleillé l’ange du Mal, qui porte la mort dans l’ombre de ses ailes.

Plus tard nous remontâmes sur le rocher de Cassel. C’était un soir de pleine lune ; et comme les civils n’ont pas le droit de sortir seuls la nuit, un officier d’état-major vint avec nous pour nous montrer la vue du haut du toit du ci-devant casino, tout au sommet du rocher. Sensation vraiment étrange, après