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VISITES AU FRONT.

En raison de la nature crayeuse du sol, les positions allemandes sont clairement marquées par deux raies blanches qui barrent la colline brune ; on entendait des coups de feu irréguliers, et on voyait sur les hauteurs, de place en place, la colonne de fumée d’un obus qui éclatait. Quelle impression étrange que d’être là, d’entendre le bourdonnement des insectes dans la douce chaleur de l’été, au milieu d’un pays paisible, lourd des promesses de la vendange prochaine, et de savoir que les arbres qui sont à nos pieds, cachent une suite de canons crachant la mort sur les deux lignes blanches de la colline !

Reims nous ramène à la réalité de la guerre par son aspect de consternation : cette paralysie des villes bombardées est l’un des effets les plus tragiques de l’invasion. On est révolté à la pensée de la désorganisation insensée d’innombrables activités. En comparaison des villes du Nord, Reims est relativement intacte, et cela rend plus frappant encore cet arrêt de toutes ses énergies.

La place est déserte ; les maisons qui l’entourent, toutes fermées. Et là, devant nous, s’élève la cathédrale, ou plutôt une cathédrale, car ce n’est plus celle que nous avions toujours connue. Au début du bombardement, la façade Ouest était couverte d’échafaudages ; les obus y mirent le feu, et toute l’église fut enveloppée dans les flammes. Maintenant, sur cette place banale de province, s’élève une construction si étrange et si belle qu’il faudrait emprunter à l’Enfer de Dante ou à quelque conte oriental des mots pour décrire la splendeur de cette prodigieuse apparition. L’incendie a coloré les parties basses du monument de tons chauds d’ambre et de sienne brûlée : plus haut, ces harmonies passent par des teintes d’un jaune rosé à des reflets de carmin, pour arriver à un blanc de vieil ivoire jauni : les profondeurs des portails et des niches derrière les statues semblent doublées d’un noir velouté qui met merveilleusement en valeur le relief des sculptures. Le mélange des couleurs sur toute la façade de cette ruine sublime rappelle les tons métalliques de ces rochers le long du golfe d’Égine, évoquant le plumage des paons. Et la beauté de cette impression est centuplée par la pensée qu’elle durera si peu, que cette beauté est celle qui illumine, poétise ceux qui vont mourir ; chacune de ces statues ainsi transfigurées ne va-t-elle pas s’écrouler sous les pluies d’automne ? toutes ces pierres