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Hamilton, des Ingleby, des Warner, des Wheatley, le départ est fait aujourd’hui, dans les livres de cet étrange savant, entre l’érudition, qui est réelle, et la supercherie.

Tout compte fait, les shakspeariens les plus érudits ne savaient encore que fort peu de chose, au milieu du XIXe siècle, sur la vie et la personne de William Shakspeare. Et cette indigence même suffisait à faire naître des soupçons. Comment l’auteur de pièces si célèbres a-t-il éveillé chez ses contemporains si peu de curiosité ? Ils nous en parlent à peine, comme s’il était resté pour eux un inconnu ou un indifférent.

Chaque jour, à mesure que grandissaient les exigences d’une époque de recherches historiques, où supportait plus impatiemment l’ignorance à l’égard d’un génie dont le romantisme avait célébré et idéalisé la puissance. Il perce déjà quelque étonnement, en 1839, chez l’historien Henry Hallam, dans son Introduction à la littérature de l’Europe aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Coleridge va jusqu’à mettre en doute la biographie traditionnelle de Shakspeare : « Questionnez votre propre cœur, questionnez votre sens commun pour concevoir s’il est possible que l’auteur des pièces soit l’anormal, l’inculte, l’irrégulier génie de notre critique du jour. Quoi ! en sommes-nous à accueillir des miracles pour nous distraire ? Dieu choisit-il des idiots pour transmettre les vérités divines à l’homme [1] ? » Mais c’est après les faux de Collier que les doutes s’accusent ; et ils prennent alors une direction nouvelle. Ce n’est plus la biographie de Shakspeare que l’on essaiera de modifier pour qu’elle s’accorde avec son œuvre : c’est l’œuvre même qu’on est tenté de retirer à Shakspeare, puisqu’elle s’accorde si mal avec sa vie.

Cette opposition de la vie et de l’œuvre est l’origine même de la question shakspearienne. « Il est grand temps que les personnes raisonnables veuillent bien réexaminer les raisons pour lesquelles elles ont cru qu’un boucher illettré d’un village du centre, dépourvu de livres, qui s’enfuit à Londres... devenu domestique de théâtre, puis acteur, a écrit, et sans préparation, Hamlet et une trentaine des plus fameuses pièces du monde [2]. » D’une part, nous aurons donc, sous son véritable nom de

  1. Conférences sur Shakspeare, d’après des notes, publiées en 1875 par J. P. Collier. On a suspecté leur complète authenticité.
  2. William H. Edwards : Shakspere is not Shakespeare, Cincinnati, 1900.