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le plus endetté. » La dette de Shakspeare faisait de lui, aux yeux de ses camarades et de son public, un des remanieurs ou fournisseurs attitrés qui pourvoyaient aux besoins de la scène. Il s’est détaché, avec le temps, de cette masse confuse, et il nous apparaît sublime et solitaire. Nous rêvons alors pour lui d’une destinée assortie à ce prestige, et nous nous étonnons de trouver la sienne tout ordinaire. C’est pourquoi on a imaginé un mystère shakspearien, — le mystère de Bacon, le mystère de Rutland.

Un docteur allemand, — c’était inévitable, — a imaginé mieux encore : il s’est avisé d’annexer à la grandeur germanique le plus grand Anglais. Nous connaissions cela. Un certain Woltmann a déjà édifié avec des prétentions de ce genre une laborieuse mystification en deux volumes : Les Germains en France et les Germains et la Renaissance en Italie. D’après ce très notoire anthropo-bio-sociologue, Vinci « devait » s’appeler Wincke, Michel-Ange Buonarotti Bohnrodt, Voltaire, c’est-à-dire Arouet, Arwid, et Diderot Tielroh. M. Henri Driesmans [1], ne nous dit pas si les ancêtres de Shakspeare avaient nom Speerschüttler ; mais il reconnaît en lui un pur Germain. « Sa poésie, si profonde et si intime, si religieuse, si délicatement sensible, et s’élevant jusqu’aux plus sublimes et terrifiantes pensées, est authentiquement saxonne. » Nous pourrions demander pourquoi la poésie allemande ne nous offre rien de pareil. Mais on ne discute pas des fantaisies de ce goût, qui se ruinent elles-mêmes par leur arbitraire. Bornons-nous à remarquer, en effet, que M. Driesmans oppose au magnifique génie d’un Shakspeare l’infériorité d’un « Celte » comme Byron, tout agitation, désordre et révolte. Or, un autre pangermaniste non moins qualifié, M. Houston Stewart Chamberlain, salue, au contraire, en Byron, un Germain authentique, et le glorifie comme un des témoins de la race. Le désaccord de ces docteurs nous suffit. Décidément, il faut en revenir à la bonne vieille tradition, laisser de côté l’anthropo-bio-sociologie, et renoncer au roman des Baconiens ou des Rutlandiens, pour se contenter de cette affirmation déjà connue et toute simple : Shakspeare est Shakspeare, — et il est Anglais.


FIRMIN ROZ.

  1. Das Keltentum in der europäischen Blutmischung, 2 vol. Leipzig, 1900.