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quatre cents le nombre de projectiles qui étaient tombés autour de nous deux pendant un peu plus d’une heure.

Il y a même eu un obus de 15 centimètres qui a traversé la passerelle en écharpe. Il est allé se loger dans la chambre de navigation. Il avait passé à toucher l’amiral et le commandant, car notre amiral et notre commandant étaient sortis hors du blockhaus pour mieux se rendre compte des circonstances de l’engagement.

Il fallait veiller à tout, suivre le tir, prescrire les mesures nécessaires pour remédier aux avaries, veiller jalousement sur la manœuvre du bâtiment. Nous étions tout près des petits fonds et à toucher le champ de mines fixes... Sur la mer, on voyait des flotteurs multiformes qu’il fallait absolument éviter... Et nous savions aussi que des mines dérivantes pouvaient être lancées contre nous. Vous voyez quelle attention !

Mais nous n’avions pas travaillé pour rien. Tous les grands forts étaient devenus presque silencieux.

Ce n’est pas tout. Notre magnifique Bouvet, celui que nous avions appelé notre vaillant matelot d’arrière, a eu plus de malheur que nous. On s’en retournait, il était exactement 13 h. 58, il était à environ 500 mètres de nous en arrière, lorsqu’on l’a vu s’incliner brusquement sur tribord... Cela a été fait avec une rapidité inouïe. Il s’est incliné jusqu’à peu près 50°. Nous ne comprenions pas... On a vu un peu de fumée qui paraissait sortir de la tourelle de 27 centimètres tribord, mais on n’a pas entendu la moindre explosion, il n’y a eu aucune gerbe d’eau, aucun débris... Nous regardions toujours sans comprendre, lorsque, après douze ou quinze secondes d’arrêt pendant lesquelles l’arrière s’enfonçait et la bande paraissait stationnaire, le pauvre Bouvet a brusquement chaviré... Sa quille s’est profilée sur la mer toute bleue, puis il a disparu par l’arrière. Cela s’est passé si rapidement ! Sur la carène toute verte d’algues et de goémons, on a vu des hommes courir... Presque aussitôt ils ont été jetés à la mer, engloutis... La disparition du Bouvet a pris moins de temps que je ne mets à vous la raconter... Moins d’une minute... Cela a été foudroyant...

On a mis à la mer tant du côté anglais que du côté français toutes les vedettes, possibles. Les Turcs tiraient toujours. On en a sauvé si peu ! mieux vaut n’en pas parler...