Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/888

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
884
REVUE DES DEUX MONDES.

flancs des multitudes de tentes… La terre était toute battue, aride… Plus loin, on apercevait Kritia ravagée, criblée jusqu’aux entrailles avec la ligne noire qui, en arrière d’elle, indique le fameux et sinistre ravin du Kérévés-Déré, le ravin de la mort, comme l’appellent les soldats. En haut, Achi-Baba, imprenable à cause de sa position…

Et plus loin, toujours plus loin, dans le grand lointain, l’Olympe de Brousse élevant ce soir, à cause du ciel d’hiver, une masse harmonieuse, mais courroucée… La côte d’Asie, avec Chanak tout à côté de nous qui domine… La plaine de Troie maintenant, à droite, avec son tumulus, le tombeau d’Achille, assure-t-on. Yenikeuy, Yenicher, les monts Ida qui ferment l’horizon… et Koum-Kalé en face, tout proche de nous.

Et puis, l’entrée des Dardanelles… J’ai éprouvé rarement, en la regardant, impression plus douce… Comme elle était belle, cette eau tranquille ! Quel charme infini, quel calme, quelle quiétude ! Des reflets nacrés, des reflets qui se jouaient sur elle, des reflets qui s’étendaient, se repliaient, puis revenaient et se perdaient encore… Dire qu’elle glissait sur tant de morts !

Mais de grands éclairs ont sabré l’horizon, de grands éclairs qui s’en viennent d’Achi-Baba. Un bruit sourd et retenu, des secondes s’écoulent en silence, puis tout à côté de nous, le bruit sec et terrible qui frappe et tue. Des flocons blancs s’élèvent et se dispersent lentement. Un… deux… trois… On compte, on recompte. Et à nouveau, on recompte. Les mêmes éclairs jaillissent maintenant de la côte d’Asie, crèvent sur Seddul-Bahr et Kritia. À terre la vie continue, sans arrêt. Des chevaux défilent, des convois passent, d’autres chevaux hennissent au flanc de la côte où ils sont curieusement perchés… Des bateaux vont, viennent. Les obus tombent toujours… La coque du Majestic, gluante, pèse lugubre au-dessus de l’eau, carapace morte qui conserve ses cadavres… Et le River Clyde, avec son allure de cargo juché bien en évidence, insolent jusqu’au bout, narguant l’ennemi, bien qu’il soit criblé, rouillé…

De la mer, d’autres éclairs, plus grands parce que plus proches peut-être… Les monitors tirent. Ils répondent machinalement en larges bordées…

…………………………