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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

Aujourd’hui, c’est un matin radieux comme pour un jour de fête, avec une lumière fine et limpide qui pare chaque détail d’une grâce très douce. Et c’est si lumineux que les yeux en sont éblouis ! Imbros tout en arrière de nous, Imbros dont le nom demeure une consonance jolie, Imbros avec ses lignes larges et souples, son mauve qui va s’irisant, s’estompant avec le bleu merveilleux des eaux. Ténédos et encore l’incomparable côte d’Asie qui se rapproche et se perd. Mouvemens félins, grâce féline. L’immense plaine de Troie, Yénicher qui pleure toute pantelante, Koum-Kalé désorienté, mais conservant encore sa ligne dans l’amoncellement de ruines…

Le canon tonne… Les monts Ida se précisent davantage élevant leurs sommets avec une grâce tout archaïque. Des bleus, des mauves se promènent toujours, et les yeux vont, viennent, s’arrêtent et reviennent.

Je n’ai jamais vu nulle part ailleurs une lumière aussi pure, aussi belle, aussi prenante. Chaque heure transporte avec elle tout un cortège de coloris nouveaux, de douceurs inconnues…

Un aéroplane a tournoyé dans l’air, léger et gracieux comme une luciole. Et avec des sauteries et des bonds mutins, il s’est posé au sommet de la falaise bien en vue des tirs ennemis. Le soleil irradie ses ailes. Le pilote est descendu, un autre accourt prendre sa place : l’oiseau, en moins de temps qu’il n’en faut pour vous le raconter, repart, bravant les obus qui éclatent.

J’ai vu ces ambulances que rien ne préserve contre l’ennemi. J’ai vu sur la grève les innombrables tombes surchargées de galets et que la mer baigne. J’ai vu toutes les autres tombes où dorment, entassés dans chacune d’elles, vingt ou trente morts. J’ai vu cette fameuse baie de Morto où reposent tant des nôtres parmi les grands cyprès noirs. J’ai vu l’habituelle résidence de tous ceux qui vivent là. J’ai respiré l’effroyable odeur qui s’exhale de partout. J’ai eu les yeux brûlés et la bouche desséchée par les flots de poussière que soulève le vent… J’ai vu toute cette misère ignorée, toute cette souffrance et j’ai vu ce qu’endurent tous ceux qui « travaillent… »


De Seddul-Bahr à Moudros.

Drôle de voyage tout de même, celui que je fis de Seddul-Bahr à Moudros ! La Jeanne-Antoinette jaugeait un peu plus de cent tonnes, et à peine avions-nous quitté la jetée qu’abrite le