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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

quand même, il y avait eu des morts. Et cette agonie, en pleine mer, dans la nuit noire, prenait pour nous une plus grande ampleur.

Or, notre homme se souvenait, et, à voix plus basse encore, pendant que tout alentour le silence grandissait, il raconta :

« Un soir, un matin plutôt, car il était deux heures, le 12 mai, j’étais à Seddul-Bahr, occupé à relever un blessé… La nuit était superbe et du silence partout, dès que le canon ne se faisait plus entendre. — Ici, il fit une pause. — La nuit, comme je vous le disais, était superbe, elle était pleine d’étoiles, de grandes étoiles qui se rapprochaient des plus petites comme pour les protéger. Chacun de nous vaquait à sa besogne sans perdre rien de ce qui l’entourait…

Tout d’un coup, un bruit formidable, un bruit immense, une terrible explosion broya l’atmosphère… On ne comprit pas tout d’abord… Puis doucement, comme la plainte d’un enfant, un cri monta, venant de la mer… D’autres cris suivirent, qui se fondirent en un seul cri… Ouh… Ououh… Ououh ! Une clameur horrible, une clameur désespérée, comme le cri de tous les morts réunis. C’était terrible et fou… La clameur augmentait, accaparait le ciel, la clameur des hommes luttant pour la vie… Oh ! ce fut intolérable.

Dans l’obscurité, on ne distinguait rien, on ne voyait rien. Seulement, le grand cri montait toujours, plus tragique, plus effroyable… plus puissant que jamais… Oh ! comme il montait, ce cri… Oh ! comme il dura !

Puis, comme si on se pressait sur une soupape, l’atroce clameur baissa, diminua lentement, plus douloureuse et plus terrible. Elle diminuait toujours… Et ce ouh… ouh… en venait à n’être plus qu’un râle… Un à un, les cris s’éteignirent, puis le silence reprit… Encore une longue, longue plainte, un immense appel, un hoquet… C’était fini !

Quand même, la nuit conserva comme un sanglot, et longtemps nous entendîmes en nous ce bruit de mort… Nos oreilles et notre cœur étaient tout emplis de la sinistre clameur… Oh ! cette nuit-là, personne ne dormit.

Dès la pointe du jour, je m’en allai sur un torpilleur anglais. Je racontai notre angoisse. L’officier, un ami à qui je m’adressais, me répondit en saluant : « C’est le Goliath qui a sombré, six cents hommes ont péri… Mais c’est la guerre,