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REVUE DES DEUX MONDES.


Moudros, 1er janvier 1916.

Hier soir, les douze coups de minuit furent sonnés par douze magnifiques appels provenant des sirènes de la rade... Tous les bateaux s’étaient donné le mot, et, avec un ensemble surprenant, tous avaient hurlé dans la nuit douze fois, douze cris... douze cris immenses... Ce ne fut pas lugubre, ce fut très grand. C’était comme un rappel au ciel, ou encore comme un acte de suzeraineté... N’avions-nous pas l’audace de croire que c’était nous qui réglions le temps ?

La nuit était grave, solennelle. Elle n’avait point de lune et les étoiles brillaient, très sages. C’était une année nouvelle... Formuler des vœux ?... on osa à peine !... Des chants montaient des camps voisins, des cantiques que les soldats anglais entonnaient pour fêter le New Year’s day...

Nous autres, dans notre camp, nous écoutions, muets. Au milieu de cette ceinture de monts, les sirènes avaient repris leurs chants et elles montaient haut, toujours plus haut vers les cieux... La mer retenait quelquefois le sillage d’une fusée... Puis, tout ayant une fin, les chants cessèrent, les sirènes se turent, le silence reprit... et chacun songea alors que nous étions bien le 1er janvier 1916...

……………………….

Nous avons eu une douce surprise, une jolie surprise. Une dizaine de marins de la République se sont amenés sans crier gare. Ils avaient sous les bras, dans des étuis bien propres, mandolines et guitares. Ils s’en venaient nous donner une aubade, pour nous remercier d’être accourues si loin, soigner leurs camarades. On les a fait entrer dans cette pièce qui nous sert tout à la fois et de salon et de salle à manger. Justement, sur la table, une pile d’oranges restait, avec, juchés bien en évidence au beau milieu d’elles, de minuscules drapeaux alliés, faits de soie très brillante...

Nous les avons installés autour de la grande table. Et je vous assure que ce fut un coup d’œil charmant. Les mains et les figures soigneusement frictionnées reluisaient comme il convient. Les cols bleus bien empesés encadraient les faces imberbes et égayaient le groupe...

Ce fut simple, ce fut joli... En ce premier de l’an, dans notre baraque de bois, si loin de la terre de France, on se