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pas mal de vies humaines, allait être enlevée à son tour en une seule et dernière fois... eh bien ! je ne le cache pas, nous avons eu froid, très froid au cœur. Il nous semblait qu’il y avait un poids trop lourd pour nous qui s’accrochait à nos épaules…


Moudros, janvier 1916,

Il faut partir... Il faut dire adieu aux choses et aux êtres. Il faut partir... Les mois ont passé bienfaisans et doux. Tous nous étions une même famille, un même cœur avec un même désir... Tous nous pensions à la France avant tout. C’était une atmosphère très saine, très élevée, une atmosphère qui laissait si loin en arrière les mesquineries et les laideurs ! C’était une grande fraternité, une touchante solidarité.) Et c’était à tout cela qu’il fallait dire adieu...


A BORD DE LA PROVENCE-II


Février 1916.

L’amiral C... est venu me dire adieu à bord, ainsi que le général commandant la base de Moudros et ses officiers d’ordonnance. La majeure partie des médecins de notre hôpital, dont le groupe s’émiette chaque jour, car la dislocation commence. Mes compagnes sont là. La veille, j’avais reçu la visite du général anglais 0. B., du colonel F. -M. -G., vieux amis de ma famille retrouvés ici.

L’amiral C... se souvenant que nous étions en temps de guerre, avec une charmante simplicité, m’avait envoyé quelques jours auparavant, des « comforts » pour le voyage. Une boîte de biscuits, une boite de cacao et une boite de lait ! Il ne savait pas que j’allais voyager sur un aussi beau bateau aussi il s’excuse...

C’est à toute cette douce simplicité de notre vie quotidienne qu’il faut dire adieu, à notre hôpital que j’aperçois de loin, à toutes ces baraques qui m’appartenaient, ces cinq baraques qui représentaient le service du IIe fiévreux. A chaque malade j’ai dit mes regrets et mes vœux. Nous nous sommes serré la main et j’ai revu une dernière fois un à un les moindres recoins de notre hôpital. La vie y fut dure au début, puis les améliorations sont arrivées, et il était devenu superbe, notre hôpital. Même des narcisses y avaient vu le jour...