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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

Ce fut le lendemain, 7 février que j’abandonnai définitivement Moudros, à bord du croiseur auxiliaire la Provence II. Nous levâmes l’ancre tôt dans la matinée, après avoir hissé tout au haut du grand mât les signaux réglementaires. Et puis nous avons démarré lentement, glissant tout doucement sur l’eau toute grise, jusqu’au delà du barrage de mines... Mais tout de suite hors de l’enceinte, nous filâmes à grande allure...

C’était un matin triste avec une sorte de buée toute froide que ne parvenait point à chasser le vent d’hiver... Nous avions à bord quelque trois cents prisonniers turcs, près de cent cinquante officiers permissionnaires et nombre de soldats. Mais tout cela disparaissait dans la grande cité qu’était notre Provence. On l’avait habillée d’un magnifique gris sombre, qui devait la confondre avec la mer.

Du haut de la passerelle on la dominait presque entière, et du haut de la passerelle on voyait aussi loin, très loin. Les hommes de veille se succédaient toutes les heures. Les beaux canons de 14, tout lisses, s’allongeaient dans leur gaine de peinture. Les 47 plus aigus, plus effrontés, pointaient vers le ciel. Tout marchait à souhait, le commandant était satisfait... Les hommes, eux, se réjouissaient de s’en retourner au pays.

Nous vivions à bord une vie tranquille, car la Provence restait bien sage... Un soir, nous descendîmes presque à fond de cale, après avoir erré longtemps dans les corridors obscurs, pour entendre un concert improvisé par des soldats et des marins. Un quartier-maître nous fit les honneurs de leur carré. Et là, entassés, officiers, mousses, hommes de tous grades et de tous rangs, nous passâmes des heures exquises et bonnes. Un soldat nous joua sur une mandoline de sa confection, travaillée sous les obus de Gallipoli, de vieux airs charmans et doux. Un Provençal nous récita, en véritable artiste, des monologues de son pays, et la belle langue des gens de Provence résonnait magnifiquement. Puis armé d’une bouteille dans laquelle il avait glissé deux cuillers, il accompagna l’orchestre...

Le matin, on allait dire bonjour aux poulains, nés au corps expéditionnaire d’Orient. Certains avaient vu le jour à Moudros, d’autres à Seddul-Bahr... telle « Marguerite, » une brave petite bête, pas commode toujours, qui était née le 12 juin...

On parlait quelquefois de sous-marins que l’on savait dans