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les parages. Nous étions une belle proie. Mais personne ne s’en émouvait. On n’en était plus là. Et puis, vraiment, on n’aurait pas été les seuls qui serions morts pour le pays. Seulement, un jour, un de ceux qui avaient fait le plus magnifiquement son devoir depuis le début des hostilités, jeta ces mots, comme répondant à un rêve :

— Ah ! non, alors, sortir vivant des Dardanelles pour s’en venir mourir bêtement comme ça, non ! Passe encore pour le retour, mais qu’au moins on aille embrasser sa femme et ses mioches !

Sur la mer, le sillage de notre bateau dessinait d’admirables zigzags. Et ainsi que le commandant aimait à le dire :

— Nous marchions comme un ivrogne...

On fila à dix-huit nœuds la nuit, le jour... A la nuit, lorsque je montai sur la passerelle, après avoir trouvé avec peine, dans l’obscurité qui régnait à l’intérieur de notre bateau, l’escalier qui y conduisait, je baignai encore dans les ténèbres... La nuit était noire, tout épaissie par l’amoncellement des nuages... On ne voyait pas à deux mètres de soi. Le grand bruit de la mer que l’on déchirait frappait les flancs du bateau. La mer dans cette nuit n’avait plus sa voix des jours ordinaires. C’était magnifique et terrible, cette course échevelée dans cette atmosphère de tempête. Le mugissement des machines, soutenu par le grondement de la mer que l’on broyait faisait un tout immense et insoupçonné. Les officiers de quart et les hommes de veille usaient leurs yeux en voulant percer les ténèbres. Et le commandant Vesco, toujours fidèle à son poste, où on le trouvait à toute heure du jour et de la nuit, sondait, lui aussi, d’un œil dur, ces mêmes ténèbres... Emmitouflé dans sa peau de bique, il allait et venait sur la passerelle, donnant un ordre, surveillant étroitement la marche du navire.

— On ne peut rien voir... on ne voit rien... On file dix-huit nœuds...

L’énorme masse de la Provence se confondait avec la nuit.

Deux jours après, nous eûmes une tempête. La mer embarquait à plaisir et chaque fois que nous tapions du nez dans une vague, un immense tapis blanc se projetait, recouvrant tout l’avant. Les canons sous le choc pivotaient... Nos beaux canons de 14 ruisselaient ensuite. Alors le commandant fit ralentir :

— Il faut qu’on me les soigne un peu, ces enfans-là... C’est