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cimetière l’amin agenouillé sur une tombe réciter sa prière en faisant toucher au sol son turban. A cette distance, il semble un jouet, un pantin à bascule. D’autres villageois l’imitent et, parmi ceux-là, son mari, Bourrich le colporteur, libre penseur et anarchiste en France, musulman traditionaliste dans son douar,

Fatima et Seffa, à croupetons contre la fontaine, et tout en regardant tomber les larmes d’eau, s’entretenaient des mérites et des défauts de leurs maris.

— Cet homme-ci [1] raserait un sou et voudrait payer de ses miettes ce qu’il achète, geignait Fatima. Voilà donc pourquoi, ô Seffa, tu ne me vois pas de bracelets.

Et comme Seffa répondait, du village à cent cinquante mètres plus haut une voix rauque descendit :

-— Oah ! Fatima, rentreras-tu ?

Ainsi l’époux de Seffa, pour obéir aux convenances, n’appelait pas sa femme par son nom, mais par un prénom supposé. En public, un Kabyle saurait-il jamais avouer sa liaison avec une épouse ?

— Que faire ? se lamenta Seffa qui avait un petit visage citronné et des cheveux nattés et huilés. Si je remonte sans eau, il me frappera et, si j’attends l’eau sans rentrer, cet homme-là me battra.

A la ceinture rouge de l’anxieuse Seffa pendait une sorte de bougette en toile dans laquelle elle serrait quelque monnaie.

— Récompense-moi, fit la vieille Aïcha, et je t’enseignerai le moyen d’éviter les coups et de contenter « l’homme-là. »

Seffa lui ayant mis un gros sou dans la main, Aïcha proclama parmi les rires :

— Monte vite sans ta cruche à ta maison, et ton mari sera le premier à t’ordonner de redescendre.

— Merci, ô Aïcha, répondit Seffa qui s’élança dans le sentier.

Et lorsqu’elle fut partie, comme, avec le soleil plus chaud, la gorge-bleue et le traîne-buisson s’égosillaient parmi les myrtes du ravin, Fatima, la petite danseuse qui sautait sur ses jambes fines avec autant d’aisance que les autres femmes bavardent, commença de bondir. Les mains de ses compagnes claquaient pour l’accompagner. Dans la frênaie voisine un pic de Numidie frappant de son bec un tronc d’arbre semblait battre la mesure.

  1. Les femmes berbères ne nomment pas leurs maris.