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Un paysage provençal entoure Agouhni-Guehrane, mais c’est une Provence plus sauvage, une Provence d’avant la civilisation, et où l’industrie humaine qui donne sa grâce aux montagnes elles-mêmes n’apparaît pas encore.

D’admirables oliviers semblent y jaillir d’entre les grès arrondis et argentés qui donnent leur valeur aux herbages violacés et dorés par les mauves et les anthémis. Sur le sentier en escalier qui tombe vers la plaine, une caravane de Chenacha qui semblent tous des don Quichottes par leur longueur maigre, s’éloigne. Ce sont des villageois d’Agouhni-Guchrane, colporteurs de bracelets de corne, de tissus et de bijoux dont ils vont tenter les populations arabes. Plus tard, lorsque ces « gagne-petit » kabyles auront amassé un sac de douros, ils s’installeront usuriers. Quel rêve ! devenir un vénérable trafiquant d’argent et s’enrichir, sans bouger, tapi dans sa maison comme l’araignée en sa toile.

Parmi ces voyageurs se trouve le mari de Fatima, la danseuse. Quoiqu’il ne soit pas séant d’assister au départ de son mari, la petite épouse est remontée vers le cimetière sous prétexte d’aller chercher au bois les fagots qui lui font défaut. Elle s’arrête sous le rocher des corbeaux où les corneilles, les freux et les charognards de la contrée rassemblés en bandes de vieux routiers fixent comme elle la plaine.

La joie de Fatima se traduit par des battemens du talon. Elle n’aime pas Arezki, son mari. Bien qu’âgée de dix-neuf ans seulement, Fatima consomma déjà trois époux ; le second fut tué par le premier, qui était resté jaloux. Et Fatima songe à se mettre en insurrection. Elle se sauvera dans sa famille et obligera son troisième mari à la donner contre une dot profitable à un quatrième époux. Le changement distrait toujours quelques semaines et les coups ou les caresses d’un nouvel amant varient la monotonie des jours.

Des bergers sont perchés, tels des hérons, au sommet du rocher aux corbeaux. Fatima voit leurs silhouettes minces comme des bâtons se profiler dans le ciel. Si l’un ou l’autre tombait de son perchoir et se brisait dans le ravin, ce serait émouvant. Les femmes kabyles n’ont pas des cœurs de « Roumia. » Jamais Fatima ne manque d’aller voir les gens assassinés et. Dieu soit remercié ! les « tsar » [1] fournissent

  1. La vendetta kabyle.