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cesse en mouvement et une fois sa main est venue frapper rudement sur mon visage. Cola lui a rendu toute sa connaissance, elle a recouvré sa voix naturelle et m’a dit avec l’accent de sa voix angélique : « Mon Dieu ! je vous ai fait bien mal. » — « Non, Madame, » et j’ai retenu cette main en l’appuyant sur mon visage et en la couvrant de baisers. Pauvre chère Reine, je suis persuadée que c’est la dernière fois qu’elle m’a vue. Ses angoisses et ses souffrances allaient en augmentant et, à minuit, le pouls avait cessé de battre. M. Conneau a fait entrer M. Kissel et s’est placé avec lui à côté du lit. Elisa était près d’eux, mais Mme Salvage, qui est survenue, l’a bientôt chassée pour s’emparer de sa place, et, dans ce moment solennel et suprême où chacun était absorbé par les plus terribles et les plus douloureuses émotions, elle a trouvé moyen de viser à l’effet. Le Prince à genoux près de sa mère couvrait ses mains et son visage de baisers.

Un moment, elle l’a pris par la tête et l’a embrassé en lui disant : « Adieu pour toujours ! » et cela au commencement de la soirée…

Mais comment peindre cette longue et cruelle agonie ? Cette scène horrible ne s’effacera jamais de mon cœur, ni de ma mémoire, et pourtant il me serait impossible d’en rendre l’impression. J’étais à côté de mon pauvre Prince, que la douleur pétrifiait pour ainsi dire ; tout le monde était arrivé successivement ; Elisa était venue se réfugier près de moi ; M. Cottrau, qui avait peine à étouffer ses sanglots ; je lui faisais des yeux terribles, ainsi qu’à Rousseau pour qu’elle ne les entendit pas, je tenais avec le Prince la main de sa mère, je la baisais lorsqu’il me l’abandonnait, et je lui disais sans cesse de lui parler, parce que le son seul de sa voix semblait la calmer un peu.

Elle parlait avec une volubilité incroyable ; la difficulté de sa prononciation, le peu de suite de ses phrases, toujours interrompues par ses souffrances et ses gémissemens, ne nous a pas permis de retenir tout ce qu’elle disait. Mme Salvage, qui m’a l’air d’avoir attrapé ainsi des héritages et de savoir faire dire aux malades ce qui lui convient, s’est écriée : « Elle a dit : Mme Salvage, » — ce qui n’était pas vrai, car personne ne l’avait entendu.

Mais ce que chacun a retenu, ce sont ses recommandations à son fils pour la sûreté de sa personne, ses craintes pour lui.