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qu’elle dormait, que M. Kissel venait tous les jours, qu’il était encore là, si elle ne voulait pas le voir. Comme elle ne répondait pas : — « C’est un brave homme, M. Kissel, ne voulez-vous pas le voir, maman ? » a dit le Prince. Elle a fait signe que oui. On l’a fait entrer, et nous les avons laissés seuls. Il n’est resté qu’un moment, elle n’avait pas bien sa tête en ce moment, il lui a donné l’absolution générale et s’est bientôt retiré, ne voulant pas l’inquiéter, ni l’effrayer. Je ne sais par quel hasard, les derniers jours de la vie de cette pauvre Reine, nous nous sommes toujours trouvés treize à table ; d’abord depuis que M. de Gregori était ici, et ensuite depuis que M. Kissel n’a plus quitté la maison. Dans la soirée, j’ai été une minute au salon. J’ai trouvé M. Cottrau dans ses exagérations, voulant étrangler M. Pisseau parce qu’il avait voulu confesser la Reine, et faire sauter la maison parce qu’on s’occupait de préparatifs de mort avant que cette pauvre femme eût expiré. J’avoue que j’en étais, comme lui, outrée contre M. Tascher, mais que je n’avais pas comme lui l’injustice de m’en prendre à cet infortuné fils, qu’il prétend ne rien sentir, lui si bon, si sensible ! pauvre cher Prince ! Ce jour-là, moi aussi, j’étais mal disposée contre lui comme s’il était responsable de tout ce que Mme Salvage fait d’antipathique.

Le soir, à neuf heures, M. Conneau a renvoyé tout le monde et surtout moi, me disant que je tomberais malade. J’ai baisé la main de la Reine en lui disant bonsoir, puis je lui ai dit à demi-voix en me rapprochent d’elle : « Je vais me déshabiller et je reviendrai ! Elle m’a fait un signe approbateur, a posé sa main sur la mienne et me l’a serrée affectueusement... C’est le dernier témoignage que j’ai reçu de son affection ! J’ai été faire ma toilette de nuit, et je suis revenue dans la chambre de la Reine (où Elisa qui veillait était déjà installée), sans passer par le cabinet où MM. Tascher, Kissel et Conneau veillaient. Le Prince était constamment à genoux près de sa mère, ou, s’il ne tenait plus aux efforts qu’il faisait pour cacher sa douleur, il allait dans le cabinet. Elisa et moi nous frictionnions sans cesse ses membres décharnés, et devenus si sensibles qu’on n’osait plus les toucher, nous réchauffions entre les nôtres ses mains glacées et déjà couvertes d’une sueur froide. Nous changions sans cesse les serviettes chaudes et rien ne pouvait calmer ses souffrances. Elle se débattait contre elles, ses bras étaient sans