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terrible du temps, la cruauté du sort humain, la guerre éternellement soutenue pour une illusion éternellement renaissante. »

Tout cela peut-être est surtout d’un poète. Mais ce qui suit est d’un musicien : « As-tu jamais songé que l’essence de la musique n’est pas dans les sons ? — demanda le docteur mystique. — Elle est dans le silence qui les précède et dans le silence qui les suit. C’est dans ces intervalles de silence qu’apparaît et vit le rythme. Chaque son et chaque accord éveillent dans le silence qui les précède et qui les suit une voix que notre esprit seul peut entendre. Le rythme est le cœur de la musique ; mais ses battemens ne sont perçus que pendant la pause des sons. »

Certains musiciens d’aujourd’hui l’oublient trop ou l’ignorent, cette vertu musicale du silence. Un Beethoven l’a bien connue. Et justement, quelques lignes plus bas, à l’appui de sa thèse, c’est Beethoven qu’atteste d’Annunzio, le Beethoven parfois si tragiquement silencieux de Coriolan et de Léonore, le Beethoven aussi du point d’orgue qui suit, de deux en deux, les quatre premières mesures de la Symphonie en ut mineur, le Beethoven enfin que Wagner, avant d’Annunzio, faisait parler ainsi : « Tenez mon point d’orgue longuement et terriblement ! Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit… Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction. Alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes ; ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître au regard le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà, pourquoi je mets des points d’orgue[1]. » Et voilà pourquoi dans la musique, le silence a ses droits, son rôle et sa beauté.

« D’Annunzio et la musique, » avons-nous écrit en tête de ces pages. On dirait aussi bien, peut-être mieux : « d’Annunzio musicien. » Jamais homme ne ressembla moins à cet homme que maudit Shakspeare, « qui n’a pas de musique en lui. » Bien plus, on croirait par momens que l’écrivain est lui-même dans la musique. C’est elle qui l’environne, qui l’enveloppe et l’étreint. « Te rappelles-tu, » demande Stelio Effrena à sa

  1. Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa brochure : L’art de diriger l’orchestre.