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Venise. Il y a en nous, vagabonde comme un papillon voltigeant à la surface de notre âme profonde, une animula, un minuscule esprit joyeux qui souvent nous séduit et nous amène à nous incliner vers les plaisirs aimables et médiocres, vers les passe-temps puérils, vers les musiques légères… Ce que vous entendez maintenant chantonner sur les guitares, c’est l’animula de Venise ; mais son âme vraie ne se découvre que dans le silence… »

Non pas seulement dans le silence ; mais quelquefois, il est vrai, dans le silence même, et rien que dans le souvenir de concerts évanouis. Parmi tant de belles histoires que Stelio Effrena raconte à sa compagne, au cours de leurs promenades sur la lagune, il est une poétique et pathétique légende, celle d’un orgue merveilleux, à sept mille tuyaux de verre, qu’avait parié de construire un maître verrier d’autrefois. « Corpo di Bacco ! s’écria Dardi, vous verrez quel orgue je saurai faire ! Je veux faire le dieu des orgues… Je veux que l’eau de la lagune lui donne le son et que les pieux, les pierres, les poissons chantent aussi. » Le Conseil de la République tint la gageure, décrétant seulement à l’avance que le maître aurait la tête tranchée dans le cas où son œuvre serait inférieure à son orgueil. Au jour dit, le Bucentaure, portant le Sérénissime et sa suite, sortit du bassin de San Marco et se dirigea vers une île, voisine de Murano, où devait avoir lieu l’épreuve. Temodia, c’était le nom de l’île, disparue aujourd’hui. Déjà les vannes qui retenaient l’eau sont ouvertes et « l’instrument gigantesque répand sous les doigts magiques du nouveau musicien une onde d’harmonies si vaste, qu’elle arrive jusqu’à la terre ferme et se propage dans l’Adriatique. Le Bucentaure s’arrête… mais tout à coup l’onde se brise, se réduit à quelques sons discordans, s’affaiblit, s’éteint. Dardi sent tout à tout à coup l’orgue s’assourdir sous ses doigts, comme si l’âme de l’instrument défaillait, comme si une force étrangère dévastait le prodigieux appareil dans ses profondeurs… Une embarcation se détache du Bucentaure, amenant l’homme rouge avec le billot et la hache… La tête tombe : elle est lancée sur l’eau, où elle flotte comme celle d’Orphée… Regarde, Fosca ! Nous passons sur le souvenir de Temodia, peut-être ! Les tuyaux de l’orgue sont ensevelis dans la vase, mais ils ne pourriront pas. Il y en avait sept mille. Nous passons sur les ruines d’une forêt de verre mélodieux. »