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Si des voix même éteintes, que dis-je ! des voix imaginaires, concourent au sortilège musical de Venise, de quel charme ses voix encore vivantes, et vibrantes, ne nous enchanteront-elles pas ? C’est l’heure de l’Ave Maria. « Les cloches de San Marco donnèrent le signal de la Salutation Angélique, et leurs puissans éclats se dilatèrent en larges ondes sur le miroir du bassin, vibrèrent dans les vergues des navires, se propagèrent sur la lagune infinie… De proche en proche, par tout le domaine de l’Evangéliste… les voix du bronze se répondirent, se confondirent en un seul chœur immense, étendirent sur le muet assemblage des pierres et des eaux une seule coupole immense de métal invisible dont les vibrations semblèrent communiquer avec le scintillement des premières étoiles. Ces voix sacrées donnaient une idéale grandeur infinie à la Ville du Silence. »

D’autres voix, un autre soir, la plongent dans une égale horreur :

« Alors, un chant lointain flotta dans l’air sans changement, trembla dans la stupeur immense : un chant de voix féminines qui semblait sortir de poitrines brisées, de gorges fendues comme de fragiles roseaux, pareil à ces sons qui s’éveillent dans le fond des vieilles épinettes aux cordes lâches, lorsqu’une main en presse les touches usées ; un chant inégal et strident, sur un rythme vulgaire et allègre qui était triste comme les plus tristes choses de la vie, dans cette immobilité et dans cette lumière.

« . — Ce sont les folles de San-Clemente ! »

« Venu de cette île de la Folie, de cet hospice clair et désolé, des fenêtres grillées de la terrible prison, le chœur allègre et lugubre tremblait, hésitait dans l’immensité extatique, devenait presque enfantin, s’affaiblissait, était sur le point de s’évanouir ; et puis il se relevait, se renforçait, grinçait, se faisait presque déchirant ; et puis il s’interrompait comme si toutes les cordes vocales se fussent cassées à la fois, il remontait comme un cri de torture, comme un appel de naufragés éperdus qui voient passer à l’horizon un navire, comme une clameur de moribonds ; et il s’éteignait, finissait, ne ressuscitait plus. »

Voilà pour la Venise en quelque sorte musicale. Dans les sensations, les rêveries ou les imaginations du romancier-poète, on voit quelle est sa place et son rôle. Quant à la Venise musicienne, celle d’autrefois, l’auteur du Feu ne l’a ni moins bien