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les utiliser dans leurs querelles, et d’autant plus volontiers que le mouvement d’expansion européenne coïncide avec l’extension de leur commerce et que leur anarchie favorise leur goût d’aventures. Mais gardez-vous bien de les assimiler aux roitelets de Ceylan et aux sultans des Moluques ! La terre volcanique du Japon ne supportera jamais l’insolence d’un fortin portugais ou espagnol. Ils n’accepteront et ne solliciteront de l’étranger que l’aide qu’on attend d’un serviteur ou d’un fournisseur. Pour vous qui n’en avez qu’à leur âme, la situation n’est pas mauvaise. Au milieu de ces féroces rivalités, de ces guerres civiles, de toute cette confusion d’intérêts et d’ambitions, la religion chrétienne peut s’introduire sans éveiller les susceptibilités nationales. Le tumulte des factions empêchera sa voix d’inquiéter un gouvernement qui ne gouverne plus et ne l’empêchera pas de se faire entendre d’un certain nombre d’âmes droites et naturellement pieuses. Sous un ciel assombri par des menaces qui s’épaississent de jour en jour, elle ne portera ombrage à personne qu’aux Bonzes. Il est vrai que ces Bonzes sont très puissans. Mais précisément ils le sont trop. Le morcellement de l’autorité civile les a constitués en parti politique. Leurs sectes les plus acharnées à se combattre s’unissent dès qu’on fait mine de porter atteinte à leurs privilèges. Ils ne suivent que leur intérêt à travers les dissensions ; et ils alimentent un désordre qui entretient leur force. Certaines de leurs bonzeries se sont transformées en forteresses où affluent les gentilshommes déclassés et les ruffians. Leur arrogance amasse des rancunes et des haines contre eux. Et l’homme qui doit préparer la forte centralisation de l’Empire et abattre à tout jamais leur excès d’insolence, Nobunaga, est déjà né. Une nouvelle religion peut donc rencontrer chez les Daïmio, comme dans le peuple, de sourdes sympathies, en tant qu’ennemie de ces potentats que leurs armes font craindre et leurs vices mépriser… »

C’est ainsi que se fût exprimé, avec la voix de l’histoire, cet ambassadeur que les poètes épiques députent au-devant de leurs héros. Mais les nôtres ne trouvèrent au débarqué qu’une foule de petits hommes, armés de sabres, qui écarquillèrent leurs yeux obliques et qui étaient presque aussi ignorans de l’état de leur pays que des nouveautés qu’apportaient ces étrangers.


ANDRE BELLESSORT.