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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/940

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misérablement d’aspirer un peu d’air. L’ennemi venait d’attaquer leur armée avec des obus asphyxians, et ces malheureux étaient empoisonnés. Leurs poumons étaient affreusement brûlés. Nous les déposâmes, sur des brancards, dans l’espace sablonneux qui séparait la tente où nous couchions de celle où logeaient les blessés ; et bientôt l’un des médecins accourut auprès d’eux. Impossible d’imaginer un spectacle plus atroce que celui de ces hommes en train d’étouffer. Trois d’entre eux moururent presque tout de suite, parmi des souffrances inoubliables. Mais cela même n’était encore rien, en comparaison de ce que nous allions voir au cours de la journée.

Car sans arrêt, maintenant, d’autres wagons nous arrivaient, pareillement chargés d’hommes empoisonnés. Un bon nombre de ceux-ci étaient morts pendant le trajet : dans un des wagons, trois cadavres gisaient sur les corps de trois moribonds. Au bout d’une heure, nous avions à soigner plus de 500 hommes. Vers la tombée du soir, nous avions reçu 2 100 hommes empoisonnés, sans compter des centaines d’autres qui n’étaient que blessés. De ce nombre, 143 sont morts dans notre camp, et près de 500 ont succombé les jours suivans, après que nous les eûmes envoyés dans les hôpitaux réguliers de Girardow et de Varsovie.

Tout l’espace entre les tentes était encombré de brancards. Infirmières et médecins s’épuisaient en efforts désespérés pour rappeler à la vie ces pitoyables victimes de la barbarie allemande. Des paysans polonais, hommes et femmes, voire des enfans, affluaient de tous les villages d’alentour et travaillaient avec nous sans un instant de répit : ils faisaient boire aux malades des tasses de lait ou d’eau, leur baignaient la tête, renouvelaient infatigablement des compresses d’eau froide sur leur front et leur poitrine. Mais, hélas ! dans bien des cas tout secours humain était impuissant. Nos tentatives de respiration artificielle, en particulier, n’avaient guère d’effet. Nous voyions les infortunés devenir tout à coup d’un rouge pourpre, nous les voyions tirer hors de leurs lèvres une langue toute noire, et puis c’était la mort par manque d’air, une mort hideuse et terrible. Pour ma propre part, j’ai eu à laisser succomber ainsi soixante-sept hommes.

Pendant cette première attaque de gaz empoisonnés, plus de 7 000 soldats russes ont péri, c’est-à-dire l’équivalent de deux régimens entiers. Aussi bien y a-t-il eu un régiment qui s’est trouvé presque tout à fait anéanti ! J’ajouterai que le quart environ des victimes sont mortes dans les tranchées. Grâce à son nouveau procédé d’attaque, l’ennemi n’a pas eu de peine à s’emparer des tranchées russes de première ligne : mais bientôt un régiment sibérien s’est élancé sur lui à la baïonnette, et l’a honteusement chassé, après lui avoir infligé de très lourdes pertes. Et l’on a découvert, à ce moment, que presque tous les soldats russes empoisonnés que l’ennemi avait trouvés gisant dans les tranchées avaient été, par surcroît, égorgés ou grièvement blessés à la baïonnette.


La lendemain, M. Liddell et ses compagnons se sont occupés à enterrer les morts. Ils ont creusé deux grandes fosses, — selon l’usage des Russes, qui déposent volontiers ainsi les corps de leurs