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elle avec soi ? » etc. Le soldat, résolument, a refusé de répondre ; en conséquence de quoi, l’officier allemand l’a frappé sur la tête avec son poing, et lui a donné des coups de plat de sabre sur les jambes. Et puis, comme Pilouguine s’obstinait à garder le silence, un soldat, sur l’ordre de l’officier, a pris un couteau et lui a tranché, en longueur, une moitié de sa langue. Cela fait, l’officier lui a déclaré que, s’il persistait à ne pas répondre à ses questions, par écrit ou par signes, le général en présence duquel on allait le conduire lui ferait couper l’autre moitié de la langue, sans compter d’autres châtimens plus terribles encore.

Le soldat russe a donc été emmené vers la demeure du général, sous la garde d’un soldat allemand, et tandis que l’officier marchait derrière eux. Soudain Pilouguine, à qui la douleur et la crainte avaient rendu des forces, a pris son élan et s’est enfui dans un bois que l’on traversait. Le soir tombait, le bois était sombre, et bien que le soldat et l’officier aient tiré sur lui à plusieurs reprises, le malheureux a eu la chance de leur échapper. Après avoir erré dans le bois pendant quatre jours, il venait de nous être amené par une patrouille de Cosaques qui l’avaient trouvé, eux aussi, gisant inanimé non loin des lignes russes. Les médecins de notre ambulance, après avoir examiné l’état de sa langue, et après s’être renseignés sur son compte auprès des officiers de sa batterie, ont déclaré que nul doute n’était possible touchant l’entière exactitude de son récit. Pilouguine a été envoyé à Moscou, par un train de la Croix-Rouge.


Mais pour en revenir à la « grande retraite » de l’été de 1915, M. Liddell n’en est plus, aujourd’hui, à penser que les généraux russes auraient pu l’éviter. Dans l’un des chapitres les plus intéressans de son livre, il nous explique de quelle façon un manque de munitions, d’ailleurs tout provisoire, a rendu impossible à l’armée de soutenir l’assaut des obus allemands, — en joignant à son texte le témoignage supplémentaire d’une photographie où nous apercevons une longue rangée de canons russes que l’on n’a même pas déchargés de leurs wagons, faute d’avoir de quoi les alimenter. Pendant les quelques semaines qui ont précédé et suivi la prise de Varsovie, surtout, cette disette d’obus s’est fait sentir désastreusement. Un grand nombre de canons russes en étaient réduits à ne pouvoir tirer que deux coups par jour ! Et c’est dans ces conditions que l’armée en retraite n’a pas cessé un seul jour de combattre l’ennemi avec une ténacité, un courage, et souvent un bonheur qui, lorsque enfin il nous sera permis d’en savoir le détail, nous étonneront à l’égal des plus beaux exploits des héros de légendes. « A Narewka, — nous dit à ce propos l’écrivain anglais, — notre ambulance contenait plusieurs milliers de blessés russes et un groupe de huit cents blessés allemands. Or, tandis que chacun des Russes avait été blessé par un obus ou une balle de fusil, il n’y avait pas un des huit cents Allemands qui n’eût