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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 34.djvu/950

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été blessé à la baïonnette ! Et la même différence se manifestait dans tous les autres hôpitaux dont j’ai eu l’occasion d’entendre parler. Partout, les blessures des prisonniers allemands leur avaient été infligées à la baïonnette. En réponse aux canons allemands, les soldats russes n’avaient que leurs bras ! Voilà, en vérité, qui a de quoi nous prouver suffisamment l’éminente supériorité du soldat russe, comme individu ! Aussi bien les Allemands eux-mêmes se rendent-ils assez compte de cette supériorité. Jamais ils n’acceptent volontiers un duel d’infanterie avec leurs adversaires ; et jamais, en fait, un duel de cette sorte n’a manqué de leur être funeste. »

Et pareillement sans doute le soldat russe, de son côté, s’est toujours rendu compte de cette « supériorité » personnelle qui, tôt ou tard, finirait à coup sûr par lui procurer la victoire, — pour ne rien dire de la présence chez lui d’un élément tout « enfantin, » si l’on veut, — ou bien encore tout « chrétien, » — qui l’empêche de s’abandonner au désespoir alors même que les circonstances semblent liguées contre lui. Le fait est que, pas un instant, le tableau que nous offre M. Liddell de la « grande retraite » d’il y a un an ne cesse de garder une couleur de résignation calme et recueillie, malgré toute sorte d’épisodes tragiques parmi lesquels il me suffira de citer l’obstination quotidienne, et vraiment « infernale, » des Allemands à bombarder les hôpitaux et trains sanitaires ornés des emblèmes de la Croix-Rouge. « Le matin de notre départ de Gainowka, un aéroplane allemand a lancé des bombes sur nous, expressément dirigées contre les deux côtés de notre camp. Un peu plus tard, un Taube a fait tomber 33 bombes sur les trains de la Croix-Rouge qui stationnaient dans la gare de Narewka. » Chaque jour, ainsi, la mort plane de très près sur les blessés et sur les héroïques « sœurs » qui tendrement leur prodiguent leurs soins : mais à peine la dernière bombe a-t-elle éclaté, qu’une fois de plus, au risque de choquer M. Liddell par leur manqua de « sérieux, » sœurs et blessés, se regardant comme décidément sauvés de tout danger par la protection des Puissances célestes, se retrouvent prêts à pardonner la monstrueuse agression des aviateurs qui ont failli les tuer, en se disant, — avec notre soldat anglais de l’autre jour, — que « tout cela n’est que l’effet naturel de la fameuse culture allemande ! »


T. DU WYZEWA.