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La nuit vint et sa tiédeur. Celait une détente du sol et des âmes. Une paix profonde et nostalgique se déroulait sur le paysage.

— Les blés doivent commencer à être hauts, dit Servajac.

Car il associait toujours les incidens du temps et de la saison aux travaux de la terre.

Les tirailleurs du capitaine de Quéré s’étaient dispersés dans le champ : la complicité de l’ombre les cachait. On n’entendait aucun bruit. Dans le ciel, où se conservait la lumière du jour, les astres ne brillaient pas encore ; seule, l’étoile du berger semblait vivre et respirer : les chasseurs fixaient sur elle des regards de mélancolie. Ils étaient allongés parmi les plantes sauvages, qui avaient pris possession des champs abandonnés par l’homme, et parmi les betteraves montées, dont les tiges formaient des clochettes, avec un parfum de sucre et de miel. Vaisselle fit avancer sa compagnie. On se mit à l’ouvrage. Un long fossé à creuser, qui sera la nouvelle tranchée. L’ennemi était à cent mètres ; il ne tirait pas ; ce silence même était impressionnant. Les hommes éprouvaient une angoisse plus grande peut-être à manier la pelle et la pioche, à accomplir en somme les rites coutumiers de leur labeur, à répéter les mouvemens familiers de leur vie, ici, au contact de l’ennemi, qu’à répondre, fusil en main, à une fusillade ou à arrêter une offensive.

Que faisaient les Allemands ? Vaisselle passait par des transes terribles. Il y avait bien, quelques mètres en avant, les tirailleurs de la troisième. Mais ils pouvaient être bousculés ; et les Prussiens seraient sur lui avant qu’il ait eu le temps de souffler. Il essayait de percer la nuit : elle gardait tout son mystère, on n’y voyait pas à deux mètres devant soi. Par momens, il faisait quelques pas en avant jusqu’aux tirailleurs. Rien ne bougeait. Il aurait voulu aller jusqu’à la ligne allemande, pour se rendre compte : mais il eût été fusillé par les nôtres, en revenant. Puis il retournait auprès de ses hommes qui creusaient la terre. Les uns s’étaient hâtés, gardant leur vareuse, leur fusil sur l’épaule, de faire un trou afin d’être à l’abri. D’autres n’avaient pas avancé, car ils étaient restés couchés sur le sol. Il aurait fallu être partout en même temps ; il fallait surtout avoir la patience d’attendre, de laisser s’écouler la nuit, tandis que se continuait le travail.