Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vaissette prit un parti. Il se coucha sur le dos et regarda la nuit. Le ciel ne lui avait jamais para revêtir une pareille sérénité.

— Combien de ces hommes, songea-t-il, creusent, sans le savoir, la tranchée qui leur servira de tombeau ! Ces terrassiers sont leurs propres fossoyeurs. Quel poète dira la beauté de leur geste ? Leur labeur n’est-il pas un symbole du pauvre travail de l’humanité ?

Il ajouta :

— L’humanité se suicide et construit sa tombe. Cependant, les travailleurs avaient accompli leur besogne.

Le fossé était assez vaste pour qu’on pût s’y abriter, et l’aurore s’annonçait. Le capitaine de Quéré fit rentrer ses chasseurs, cependant que Vaisselle faisait poursuivre le terrassement. On fouillait la terre, on la rejetait pour former le parapet. Le boyau devenait assez profond pour qu’on fût défilé, tout en permettant un tir facile, assez large pour qu’on y circulât, tout en n’offrant pas aux obus ennemis un trop large champ d’éclatement.

Ce furent de dures journées pour Vaissette. Il était tout à fait isolé, coupé d’avec le bataillon, seul dans sa ligne avancée. On ne pouvait le ravitailler qu’à la nuit. Sans arrêt, ses chasseurs allongeaient l’excavation. Enfin, on put construire un boyau perpendiculaire qui la reliait aux autres tranchées. La nuit suivante fut consacrée à l’organisation du parapet et des abatis, puis, en avant, du réseau. Les sentinelles allemandes étaient à quelques mètres. Servajac, Angielli, le sergent Batisti et l’officier tapaient sur les piquets pour les ficher dans le sol. On les avait entourés, afin d’amortir les coups, de lambeaux de drap découpés dans les pèlerines et les vareuses des morts. Entre les piquets, on tendait le fil de fer. Et les chasseurs, que l’angoisse n’avait pas quittés durant ce travail, tels des marins trop exposés sur la proue aux fureurs des lames, sentaient l’assurance leur revenir à mesure que le réseau étendait sa trahison tutélaire,

La vie reprit alors son cours monotone. On améliora la nouvelle tranchée. Puis on en creusa une seconde, à quelques mètres en arrière, où chacun eut son coin, son abri, sa maison. On donna des noms aux boyaux, de plus en plus nombreux : il y eut le boyau de la Cannebière, en l’honneur d’Angielli ; le boyau d’Horace, baptisé par Vaissette ; le boyau Nicolaï, en souvenir du capitaine.