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Le jour, on dormait. Los hommes jouaient aux cartes et fumaient longuement, sans mot dire. Ils fourbissaient leurs armes, ils écrivaient chez eux, ils sommeillaient. Les grandes distractions étaient un bombardement inoffensif ou le passage des avions. On suivait leurs évolutions en tâchant de reconnaître sous les ailes lumineuses la cocarde tricolore ou la croix noire : on faisait des paris quand les petits flocons de fumée légère, lancés par les canons, les encadraient. Vaissette établissait des rapports, des croquis, des situations, accumulait paperasses et notes pour le chef de bataillon et l’état-major.

La nuit ne manquait pas d’apporter avec elle ses terreurs : le jeune officier ne s’y habituait point, après plusieurs mois de campagne. La guerre était devenue pour lui une chose infiniment plus simple, et plus parfaitement dénuée de tout appareil philosophique que par le passé : elle consistait uniquement à tenir, à tenir coûte que coûte, à tenir contre tout bombardement, à tenir contre toute attaque, à tenir en s’incrustant au sol, à tenir jusqu’à la mort ce pauvre fossé confié à sa garde. C’était cela et ce n’était pas autre chose.

Dès la tombée du crépuscule, cette idée fixe s’installait en son cerveau et le dominait jusqu’aux lueurs de l’aurore. Il épiait les bruits de la nuit. C’étaient les bruissemens de l’herbe, de lointaines chansons, le va-et-vient des hommes de ravitaillement dans les boyaux, une brusque fusillade, une canonnade subite. Il n’osait pas dormir. Seul dans son poste, où l’eau pénétrait, il ne pouvait tenir en place. Il parcourait la tranchée, allait voir les veilleurs derrière les créneaux, s’avançait dans un poste d’écoute qui s’enfonçait vers la ligne allemande.

Puis la pluie se mit à ruisseler des jours durant sans se lasser. Ce fut un long, un intolérable ennui. L’eau transperçait les vêtemens, on vivait dans l’humidité qui imprégnait la peau, les muscles. On était découragé, tant on se sentait impuissant contre l’hostilité des élémens. La boue monta au-dessus des chevilles. Par endroits, elle vous enlizait jusqu’aux genoux. La terre suintait : elle avait des sueurs de sang jaunâtre. On creusa des trous d’écoulement, des puisards. Inutile : la pluie continuait et l’eau montait dans la tranchée, s’insinuant dans les abris, gagnant de boyau en boyau toutes les lignes. Elle coulait d’une parallèle d’attaque, qui paraissait une source et