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Il m’est avis qu’au paradis je vole.
Passe au Realte, un canal Cyprien,
À Calespurge ; ici, garçon, retien
Ferme au tréguet : voici la Casidole.

Ha ! c’est ici que je dois apaiser
Tous mes ennuis et où je dois baiser
À mon plaisir ma douce Philomide.

Mon cher espoir, le voulez-vous pas bien ?
Mon œil, mon cœur, mon tout, mon miel, mon bien.
Sus, entrons donc au paradis de Guide !


La douce Philomide ne lui est pas, quoi qu’il affirme, son tout. Il ne méprise pas ailleurs la gaie Luciane, non plus l’Esmeralde aux yeux verts et non plus Véronique, si gracieuse et qu’il se promet de « faire danser à la vénitienne ; » non plus Émiliane et non plus l’Angela BeU’occlii, moins jeune, mais savante ; non plus Diane, ou Mariette, ou celle qu’on nomme la Ragousée ; non plus que d’autres et qu’il ne compte pas à moins de trente et quatre. Le petit Pontoux se donne du bon temps et, dans Venise, va de plaisir en plaisir. Il a l’âme légère comme la gondole qui le fait voler du Rialte à la Casidole. Son ami, l’aimable Sélincourt, l’accompagne de plaisir en plaisir. Mais un autre de ses amis, Claude Turrin, l’attristerait. Claude Turrin, qui, pour étudier le droit, vint à Padoue, autant dire à Venise, avait laissé en Bourgogne une amante, une « parfaite amie, » Christienne de Baissey, demoiselle de Saillant, qu’il ne pouvait ni ne voulait oublier : telle était sa mélancolie que, dans ses vers, poète par chagrin comme le fut Pontoux par son allégresse, il dénigra Venise, et leS’« faquins de cette république, » et la vie indulgente, et les courtisanes, même l’Angela et ses beaux yeux, et l’art de « folâtrer toute nuit dedans une gondole. » Une peine d’amour, mais prise à Venise, affligeait aussi Pierre Bricard, « d’aimable mine, « de vif esprit et qui avait « la taille haute et grâce en sa posture » : il fuyait toute rencontre et voire n’entrait plus à l’église où les amoureux « vont dire leurs désirs aux dames par leurs yeux. » Claude Turrin, qui ne se console d’être si loin de sa Bourgogne et à qui pèse le bel exil vénitien nous semble un second Joachim du Bellay. Celui-ci, pendant tout son séjour en Italie, regretta la France, « mère des arts, des armes et des lois, » regretta son village, son Loire gaulois, son petit Liré, la douceur angevine. Et Rome l’a ennuyé ; il. a détesté du Florentin « l’usurière avarice, » du Siennois « le sens mal arrêté, » du Génois « la rare