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couture du pantalon, pétrifiés. Retombés sur leur siège, ils plongeaient à nouveau le nez dans leur chope, prêts à bondir au moindre bruit de sabre traînant sur la chaussée. Habitué qu’il était à une discipline tempérée de bonhomie, Reymond s’étonnait, cherchant sur ces rondes figures de soldats l’imperceptible sourire de celui qui n’est pas complètement dupe, une apparence de lassitude, n’y découvrant qu’une sorte d’ivresse d’obéissance, le respect superstitieux du galon.

Devant la grille de la caserne, allait et venait une sentinelle qui s’arrêtait, pirouettait, comptait ses pas, pirouettait encore et encore et toujours en automate remonté à fond. Dans la cour, sous les ordres d’un sous-officier qui semblait commander une brigade, tant il hurlait, une centaine de soldats frappaient le sol du pied avec un sérieux déconcertant, une sorte de fureur sacrée. La sentinelle ayant esquissé un geste, Reymond s’éloigna.

… De nouveau le train courait dans la plaine, parmi les landes où poussent genêts et bruyères, où gîtent lièvres et faisans. Les Vosges se rapprochaient… À l’étranglement d’une vallée, joliment groupée autour de sa cathédrale aux tuiles mordorées, une ville qu’on n’attend point : Thann. Et le gendarme est là qui observe… Puis la vallée, la rivière aux cailloux blancs, l’auberge près du pont voûté, les villages assis sur les prés, et, dans cette vallée, le petit train qui se faufile, qui s’amuse à siffler à cause de l’écho, qui se cache dans un tunnel pour rire, qu’acclament les lavandières à genoux devant leurs baquets, que huent les gamins que devancent les chiens jappeurs. Et là-haut, ce bleu des monts vosgiens, coupé par ce bleu plus profond des vallons orientés en tous sens, ce bleu translucide et pimpant posé sur les terres roses et les buissons jaunissans…


Chapeau à la main, très intimidés, les deux garçons s’approchaient. Ils pouvaient avoir quatorze et quinze ans ; Jean, l’aîné, très grand, très mince, avec une tête d’oiseau, un joli regard où passait une tristesse d’adolescent élevé dans la solitude ; le cadet, René, plus râblé, de bonnes joues rondes, un air un peu farce. Ils balbutiaient :

— Vous avez fait bon voyage, M’sieur ?…

Déjà le cocher, un gros homme rubicond, avait chargé les bagages. Les chevaux s’élançaient, secouant leur crinière.

Devant une grille close, le cocher, dont les doigts sortaient