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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

seuls de manches trop longues, claqua du fouet pour tirer le concierge de sa loge. L’homme accourut, prêt aux révérences. Un peu gênée de promener ses coussins au milieu de ce labeur, cahotant sur le mâchefer, la voiture traversa obliquement la cour de la filature qu’entouraient des constructions basses, symétriques, à toits pointus ; derrière des vitrages, la brusque lueur d’un foyer qu’on avive, des torses nus ; ailleurs, des crânes penchés sur des registres ; partout le clapotement des courroies de transmission, le ronronnement des machines, une odeur d’huile, de sueur, et là-dessus un panache de fumée retombant lentement en une impalpable pluie noire. Ce fut enfin la maison de maître, avec sa façade très simple que déparait une marquise due à la virtuosité de quelque serrurier local.

Après les questions que l’on pose aux gens qui ont voyagé, on se mit à table. Visiblement, le bavardage déplaisait à M. Bohler. Le buste très droit, serré dans un veston boutonné jusqu’à la cravate, il se bornait à quelques phrases brèves, comme si le souci des affaires le pourchassait jusque dans le cercle de la famille. Devant ce front carré encadré de cheveux blancs taillés court, devant ces traits volontaires, nettement dessinés, ce clair regard de chef, ces gestes saccadés, on éprouvait de la crainte et du respect. Tout naturellement il faisait centre. En face de lui, Mme Bohler, blonde, mince, gaie avec une nuance de gravité qui donnait à son joli visage un charme extrême, très jeune à côté de ses grands fils auxquels elle parlait surtout par le sourire.

Pour se donner une contenance, Reymond contemplait les carafons où jouait la lumière de la lampe. Gêné par cet accueil sans paroles, il refusait systématiquement de se resservir malgré la muette insistance d’une vieille bonne qui inclinait les plats en respirant très fort dans son oreille. Et il se disait : « On se croirait dans la crypte d’une cathédrale… Est ce que je leur déplais ?… Je ne peux pourtant pas me mettre à raconter des histoires. La consigne est de se taire. »

— Quel superbe coucher de soleil nous avons eu ce soir ! dit pourtant Mme Bohler. Le Drumont flambait.

Le jeune professeur ne connaissait pas encore le Drumont. René promit de le lui montrer, le lendemain, par la fenêtre de la salle d’études.

On passa au salon. Reymond s’effaça devant M. Bohler.

— Je vous en prie, vous êtes chez moi.