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— Restez calme et parlez peu, dit Weiss à Reymond. Pour peu que le diapason s’élève, comptez sur moi.

Le juge s’approchait par une marche oblique. Les manans avaient ri. Il s’agissait de rétablir la dignité de la magistrature. Pourtant, devant Mlle Weiss qui le regardait avec un certain effroi, la fureur du juge se mua en galanterie. Claquant les talons, il s’inclina. Puis, en excellent français, avec une pointe d’accent :

— Vous n’avez pas eu de mal, au moins, mademoiselle ?

— Et vous-même, monsieur ? répondit la jeune fille avec une sollicitude feinte.

— Oh !… je vous prie, ricana le juge. Si vous n’avez rien, alors tout est bien.

— C’est la chose essentielle, appuya Kraut.

M. le juge s’était tourné vers Reymond. Il le toisait comme on toise un homme pour constater s’il est satisfactionsfähig. Alors, la voix officielle :

— Une question, monsieur. De votre part, cet accident est il chose intentionnelle ?

Reymond s’était redressé :

— Intentionnelle ? Vous vous trouviez avec ces messieurs au milieu de la piste. Ce serait plutôt à moi à vous poser cette question…

Beau joueur, le juge s’inclina une seconde fois. Après quoi, pesant ses mots :

— Dans ce cas, c’est moi qui présente des excuses. Dans l’autre cas, la chose aurait eu des suites très graves. Il ne faut donc voir dans cet accident que le résultat d’un fâcheux concours de circonstances. C’est ce que je tenais à établir. Mademoiselle, messieurs, j’ai l’honneur…

Pour la troisième fois, les talons se rapprochèrent : pour la troisième fois, M. le juge s’inclina. Alignés au bord de la chaussée, les pieds en dedans, Kraut et Kummel répétèrent de leur mieux cette révérence protocolaire. Marchant au pas, très droits, les trois hommes s’éloignèrent.

Quand ils eurent disparu, M. Weiss eut un rire puissant. Ses deux mains, il les tendit à Reymond :

— Monsieur, vous souperez avec nous. Pas de cérémonies ! Je vous dois une des grandes joies de ma vie, peut-être la plus grande. Ce Kraut qui embrassait convulsivement un glaçon, ce