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propreté intellectuelle qu’une qualité du cœur ; que les sentimens trop extériorisés débilitent. Pudeur de garçon bien portant élevé à l’école allemande et qui croyait bon de lui emprunter une certaine dureté. Il se résumait en ces termes : « Ce n’est pas la littérature qui nous rendra l’Alsace. »

Très pareils l’un à l’autre, Charles Weiss et René Bohler, deux amis longtemps penchés sur le même alphabet, complices des mêmes niches, aujourd’hui séparés par leurs études, puisque l’un resterait en Alsace et que l’autre ferait carrière en France. Heureux de se retrouver deux fois par semaine, ils sifflaient les mêmes airs, couraient du même pas, saluaient les mêmes vieux, grimpaient aux mêmes arbres. Des naïfs, des turbulens, des gourmands. Et riant d’un rien, d’un geste, d’une grimace. Leurs branches favorites, la géographie, la géologie, tout ce qui donne des chiffres, des superficies, des ossemens grâce auxquels on détermine les époques. En herbe, l’Alsacien bon vivant. Et parfois jaillissant de cette apparente superficialité, un mot profond, une colère sacrée révélant le drame au cœur de cette joie, de cette santé.

Un soir, on rentrait de promenade ; comme on longeait le cimetière de Moosch, René dit soudain à son ami :

— Je ne voudrais pas être là dedans, moi. Ils ne me verront pas quand on chassera les Schwobs d’Alsace.

Charles Weiss répondit :

— Chasser les Schwobs ? Et si on est tué ?… C’est nous qu’on ira au cimetière.

— Ça ne fait rien d’être tué, pourvu qu’avant on ait le temps de les voir filer.

— C’est vrai. Ça ne sera embêtant que pour ceux qui tomberont tout au commencement, avant qu’on puisse être sûr…

Propos de petits Alsaciens. Ils ont treize, quatorze ou quinze ans, une voix qui mue, les chaussettes rabattues sur le soulier, bon estomac, bon jarret, des farces plein leur sac et brusquement, sous le clair soleil, ils parlent de mourir pour leur province.

Tout à fait à part, Jean Bohler. Pour le comprendre, il fallait aller à sa mère, une Française cultivée, affinée, d’un tact exquis… Née en province, grandie à Paris, mariée en Alsace… Et tout soudainement le reploiement dans le devoir silencieux. Après les concerts, les conférences, les vives conversations de Paris, la vallée bien close, le patois des ouvriers, les cloches du