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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

dimanche sonnant pour la grand’messe. Elle, protestante, ce qui l’isolait un peu plus encore. Alors, dans le temple de l’âme, une discrète floraison, de beaux livres lus et relus, décantés jusqu’à ce qu’on ne conserve plus que le souvenir de ce qu’ils portent en eux d’humain ; des projets caressés au cours des lentes après-dînées, l’habitude d’un courage personnel, l’acceptation des choses qui vous sont contraires ; le désir de répandre autour de soi cette chaleur du cœur grâce à laquelle le foyer, — on n’a que cela, — est vraiment un foyer.

Cette pensive richesse, cette chaude sensibilité, ce culte du travail, qui était la religion de M. Bohler, Jean les avait reçus en naissant. À quinze ans, il aimait à chercher le nœud des questions, attentif aux argumens, aux objections, ouvert à la complexité des problèmes. Respectueux, délicat, troublé jusqu’à la tristesse par le spectacle de l’injustice triomphante, il souffrirait dans la vie, se débattrait dans plus d’un réseau, heurterait de l’aile plus d’une barrière. Aux heures difficiles, la consolation il la demanderait à la musique, à ce monde du rêve sonore, des réalités immatérielles, de la beauté douloureuse, de l’apaisement divin… Passionné, timide comme il est naturel quand on n’a pas de sœur, peu d’amis, presque personne à qui parler en dehors de la famille, Jean se concentrait sur ses études. Que de fois, à la dérobée, Reymond avait observé son élève courbé sur un problème, sur une traduction, ce front si joliment dessiné, cette clarté des yeux, cette gravité précoce de l’expression, cette finesse des mains serrant les tempes comme pour amasser l’attention.

Ses élèves, Reymond les aimait tous, heureux de les voir s’affirmer dans leur diversité avec l’outrance de leur âge, mais il ne pouvait se défendre d’une sympathie particulière pour Jean Bohler, d’une si jolie couleur d’âme.

Le mercredi, le samedi après-midi, l’équipe se trouvait au complet. L’hiver, on s’entassait dans la petite salle d’études, mais sitôt les beaux jours revenus, escapades, chasse aux papillons et aux cristaux, discussions, bons rires jetés à la volée.

Certain mercredi du début de mars, la petite bande se mit en route. On touchait à ces premiers jours tièdes où les primevères sèment une clarté au flanc des talus. Près du lavoir, où des femmes à genoux tordaient le linge, des draps séchaient dans l’air très bleu. Des jardinets en gradins, des toits bruns