Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/959

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des distinctions qui, nous le confessons, ne laissent pas que d’être un peu subtiles pour quiconque ne sent pas couler dans ses veines le sang d’Ulysse. Une révolution, peut-être, mais non pas une révolution contre le Roi ; seulement une révolution pour la patrie. Espèce nouvelle : ceux qui passaient jusqu’ici pour avoir creusé le plus profondément la matière des conjurations n’en avaient discerné que de deux sortes : contre le prince ou contre la patrie ; mais point, dans un cas comme celui de la Grèce, qui fussent pour la patrie sans être contre le prince. Quoi qu’il en soit, — et il n’en sera jamais qu’un jeu d’esprit, — comme c’est un principe supérieur « que la patrie se doit défendre ou avec ignominie ou avec gloire, et que de toute manière, elle est bien défendue, » M. Venizelos s’est résolu à prendre, sinon contre le Roi, du moins en face du Roi, une attitude, sinon de chef de révolution, du moins de chef de gouvernement. Il a cru qu’il en tirait le droit de son passé et de ses services ; qu’il avait sur la Grèce, doublée par ses soins, le titre que l’auteur a sur son œuvre, et que son devoir était, l’ayant faite, de veiller à ce qu’elle ne fût pas détruite ; ce qui constitue, après tout, une façon de légitimité. Mais ne pouvait-il, en outre, invoquer un prétexte, une raison de légalité positive ? La seule Chambre légalement élue, dans le royaume de Grèce, était celle qui l’avait soutenu, lors de son dernier passage, au pouvoir. Le seul ministère légal était le dernier qu’il avait présidé, et qui avait toujours eu la majorité dans la seule Chambre légalement élue. C’est par un véritable coup d’État que le Roi avait exigé la démission du Cabinet, prononcé la dissolution de la Chambre, fait procéder à des élections fictives et tronquées où n’avait participé qu’un tiers du corps électoral, imposé à cette ombre de Chambre un ministère fantôme, et, du coup, avait transformé en monarchie absolue une monarchie qui n’avait de substance et d’existence que constitutionnelle.

Toutefois, laissons les motifs ou les griefs de M. Venizelos ; quelque fondés qu’ils soient, ils ne lui auraient fourni que des argumens de forme. L’argument de fond est autrement fort, bien plus irréfutable, bien plus irrésistible : c’est un impératif catégorique ; et c’est que, faute de gouvernement, « la vie de la nation ne peut pas être interrompue. » Si le gouvernement est défaillant, il faut qu’aussitôt un gouvernement renaisse, surgisse du sol ou du pavé, pour maintenir cette continuité de la vie nationale. Le terme où s’achève « l’anarchie spontanée » est « le gouvernement spontané. » M. Venizelos, de retour à la Canée, avait, sans perdre un jour, institué un