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celle de la perte plus ou moins complète de ses revenus n’ont plus désormais de quoi l’effrayer ; et le voilà qui, selon sa coutume, se met à ratiociner sur ce thème nouveau ! « Avec toutes mes écritures, jamais jusqu’ici je n’ai eu l’impression de vivre. Tandis que maintenant je sens tout d’un coup que, moi-même et les autres, nous avons commencé une vie très intense… L’échelle des choses s’est brusquement renversée. Il ne nous importe plus aucunement que nous soyons ruinés, ni qu’il nous faille nous réduire à ne manger que des pommes de terre, et nous endetter pour payer notre terme. Tout cela, qui aurait été d’une importance capitale la semaine passée, est devenu aujourd’hui tout à fait insignifiant. Ce qui importe et qui est réel, c’est, pour nous, la conscience de nous trouver en face de la plus grande catastrophe et des plus grands espoirs de l’histoire entière de notre nation ! »

Et aussi M. Britling est-il prêt à se fâcher de la tendance générale de ses compatriotes à ne voir d’abord, dans la guerre, « qu’une énorme farce, » — sans vouloir s’avouer que lui-même ne parvient pas à la prendre tout à fait au sérieux.

« L’esprit anglais se refusait obstinément à rien reconnaître de puissant ni d’effrayant dans l’agression allemande, ou bien encore à considérer l’Empereur allemand et son fils aîné comme autre chose que des figures simplement comiques. Du premier au dernier, tous les compatriotes de M. Britling s’accordaient à ne concevoir l’ennemi que comme un personnage stupide et grotesque, avec de gros yeux saillans et l’allure empruntée d’un croquemitaine… Et, pendant toutes les premières journées de la guerre, cette tendance unanime du peuple anglais se manifestait, dans la maison de M. Britling, tantôt sous la forme d’une allusion accidentelle, ou tantôt sous la forme d’une plaisanterie longuement prolongée. Les deux petits garçons avaient découvert le « pas de parade, » et cet exercice remplissait leurs âmes enfantines d’un étonnement mêlé de plaisir. Que des êtres humains se pliassent à la pratique de ce pas ridicule, cela leur semblait d’une drôlerie à peine croyable. Et bientôt la maison entière s’était laissé entraîner à l’imitation du « pas de parade. » Tour à tour la jeune femme du secrétaire et sa sœur, le secrétaire lui-même et le fils aîné de M. Britling avaient été enrôlés par les deux gamins. Tous les six marchaient de long en large, sur la pelouse, en se tordant de rire à chaque enjambée.

« — Par file à gauche ! criait Hugues Britling. « — Les orteils plus en dehors ! commandait M. Britling.