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ménage d’octogénaires qui s’était retiré dans une maison de campagne isolée, à deux ou trois kilomètres de ma ville natale. Je les visitais rarement, parce que leur petit domaine était triste, triste, dans une désuétude sans grâce, et ce soir-là je les quittai aussitôt après diner, ayant reçu la consigne d’être rentré en ville avant la nuit close ; je ne comprends d’ailleurs pas comment, dans ma famille où l’on me veillait beaucoup trop comme un petit objet précieux, on avait pu admettre l’idée de ce retour, seul, au crépuscule.

La route traversait d’abord un bois de chênes, nommé le bois de Plantemort, parce que jadis, aux siècles passés, on y faisait, paraît-il, de très mauvaises rencontres. Je m’y engageai du reste sans la plus légère appréhension. C’était une soirée de juillet lumineuse et ardente, succédant à une journée torride ; les étés d’aujourd’hui me semblent avoir perdu cette splendeur, que je n’ai plus retrouvée qu’aux colonies. Tout le couchant était tendu d’une bande de feu rouge, qui par le haut se dégradait doucement à la manière des arcs-en-ciel, se fondait en un jaune d’or éclatant et puis en un vert merveilleux. On était grisé par l’odeur des chèvrefeuilles et de mille plantes surchauffées, et dans l’air montait en crescendo le concert frémissant des tout petits chanteurs de l’herbe.

À une cinquantaine de mètres en avant de moi, un sentier de dessous bois venait déboucher dans le grand chemin que je suivais… Et soudain, sous l’empire de quelque chose ou de quelqu’un, qui n’était pas moi-même, à ce coin de sentier, j’imaginai un personnage tout à fait imprévu, qui aussitôt se dessina, créé sans doute à mon appel… Son corps sans épaules était comme une sorte de bâton habillé, drapé dans une robe à traîne de couleur neutre. Il avait un peu plus que la taille humaine. Sa tête, énorme et tout en largeur, avec les gros yeux rejetés aux deux bouts, se tenait penchée, me regardant venir d’un air engageant et enjoué, mais fort suspect ; c’était, démesurément agrandie, une figure comme en ont les libellules, ou plutôt ces longs insectes étranges qu’on appelle des mantes religieuses. Cela m’attendait, cela souriait, et cela semblait dire : « Je ne me montre pas d’habitude, je réside dans mes cachettes au fond des bois, mais je viens de sortir, comme ça, au crépuscule, pour ne pas manquer l’occasion de te voir passer. »

Une demi-seconde à peine, — et puis, plus rien. Quand