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FRAGMENS D’UN JOURNAL INTIME.

pour serrer le cœur. Comme on aimait mieux l’hymne magnifique qu’ils chantaient d’abord… Ah ! voici qu’ils le reprennent : « La victoire, en chantant, nous ouvre la carrière… » et pour un peu, ce soir, ces paroles feraient couler de bonnes larmes… Hélas ! de tous ceux qui chantent et qui dansent sous ce ciel d’orage, de tous ces jeunes, de tous ces enfans de France, quand la guerre sera finie, dans deux mois, dans trois peut-être, quand l’effroyable carnage cessera par épuisement, combien en restera-t-il ayant encore une voix pour chanter, et des jambes pour courir ?

Et songer que c’est un seul homme et un misérable dément, qui a déchaîné tout cela ! Il vit à des centaines de lieues de nous, là-bas à Berlin ; mais à lui est échu, et stupidement échu par héritage, ce pouvoir, dont il était mille fois indigne, de prononcer une parole à répercussion formidable ; une parole qui est venue jusqu’ici soulever le tumulte de ce soir et nous troubler tous au tréfonds de l’âme ! Oh ! quelle condamnation sans appel de cette antique et par trop naïve erreur humaine, qui, au XXe siècle, peut donc persister encore : confier le sort de tout un peuple, avec le droit sans contrôle de déclarer la guerre, confier cela à un seul être, et à un être aveuglément désigné par le hasard de sa naissance, fût-ce même un dégénéré et un fou comme ce Guillaume II, ou comme ce jeune produit plus morbide encore qui espère lui succéder !…

Sur le pauvre cortège de matelots et de soldats qui chantaient à tue-tête pour s’étourdir, voici tout à coup la pluie d’orage qui tombe torrentielle, dispersant les groupes, éteignant les lanternes et les voix. Et nous aussi, il faut rentrer, rentrer et essayer de dormir, — d’autant plus qu’il y aura ce départ, demain matin au petit jour…

Ce départ, c’est la pensée qui revient sans cesse, quoi que l’on fasse pour s’en détourner… Et comment dire ce qui se passe en nous-mêmes, tandis que nous rentrons sous l’ondée ? Comment le définir, ce mélange d’indignation, d’horreur, d’angoisse, — et quand même, sans qu’on ose se l’avouer, de presque joyeuse impatience ?…

Pierre Loti.