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salle, » lui, tournant ses pouces, elle, dodelinant de la tête, tous deux n’échangeant que de rares propos et comme abîmés délicieusement dans la rumination de cette oisiveté béate. Le souci mutuel de leurs santés semblait les absorber uniquement. Ils avaient l’un pour l’autre de petites attentions tendres, de petits soins délicats. Et, quand on arrivait chez eux à l’improviste, ils paraissaient se réveiller d’un long sommeil. L’énorme couple s’agitait, s’empressait : ils devenaient les vieilles gens les plus aimables du monde. La maîtresse de maison, à demi pliée sur une canne et traînant sa grosseur, vous conduisait tout de suite au jardin, qu’il fallait admirer, car il était célèbre dans la région pour la précocité et la variété de ses primeurs : pour les melons et les petits pois il ne souffrait point de rival. On y descendait après avoir traversé le corridor, un long corridor tout nu, au parquet admirablement ciré, où se reflétaient, comme un arc-en-ciel, les verres de couleur de la porte d’entrée. On y sentait un peu le moisi, mais aussi une délicieuse odeur de fruits mûrs. Cette odeur appétissante exaltait jusqu’au lyrisme mes émerveillemens devant les reflets prismatiques du vitrage. Et je savais par expérience tout ce que les flancs profonds des placards et des armoires de chêne recelaient de pommes, de coings, de nèfles et de cornouilles, de pots de confitures ; et là-haut, sous les solives du grenier, parmi les tendues des lessives, je savais aussi tout ce qu’il y avait de pruneaux et de poires tapées, qui achevaient de concentrer leurs parfums sur l’osier des « volettes. » Il me semblait pénétrer dans le propre château de dame Tartine, si bien que j’en oubliais le trou boueux où croupissait cette maison gourmande et assoupie, la tristesse infinie de ce pays plat sous son ciel pluvieux.

Seules, ces visites de voisins rompaient de loin en loin la monotone existence de ces braves gens : c’étaient les grands événemens d’une saison. On se visitait d’ailleurs cérémonieusement. On avait les uns pour les autres la plus grande considération, et il fallait entendre de quel ton on parlait des François d’Houdelaucourt, des Richard de Rouvres, ou des Mathieu de Preutin. En ajoutant ainsi aux noms de ces familles ceux des villages où elles habitaient, on refaisait tout doucement une petite aristocratie locale qui, avec les prétentions, avait à peu près toutes les qualités de l’ancienne. Vivre sur sa terre,