Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/554

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« cramail, » comme on disait, tenait une place importante dans les préoccupations de nos ménagères, qui s’évertuaient à le fourbir. C’était la cheville ouvrière du foyer. On en tirait maintes comparaisons : « noir comme not’ cramail » était un dicton courant. On avait beau le passer à la mine de plomb, la suie onctueuse finissait bientôt par le recouvrir.

Derrière le cramail, on apercevait la « taque, » qui protégeait le fond de l’âtre, et qu’on fourbissait avec non moins de sollicitude. Elle portait en son milieu un bel écusson en relief, aux armes de France, et, comme toutes les anciennes taques du pays, elle venait des forges d’Orval, dépendances de la célèbre abbaye. Pour la bien voir, car elle montait très haut, il fallait avancer un peu sa tête sous le manteau de la cheminée. Alors, quand on levait les yeux en l’air, on distinguait, dans la demi-obscurité de la flotte, quelque chose comme un paysage pantagruélique : des bandes de lard, des jambons, des chapelets de saucisses, d’énormes cervelas, gros comme des courges, qu’on accrochait là, pour les faire fumer, en attendant qu’on les suspendît à la « travure, » ou qu’on les enfermât dans les coffres pleins de cendre du grenier. Toute cette charcuterie appartenait aux fermiers de la vieille, qui leur prêtait sa cheminée, pour fumer l’excédent de leurs salaisons. Dans l’austérité et la frugalité de cette cuisine de veuve, c’était, à l’improviste, une vision de mardi-gras.

Sur cette pièce centrale, comme sur un vestibule, s’ouvraient les chambres des hôtes et celles des maîtres du logis. Les premières, convenablement plafonnées et tapissées, étaient pourvues d’alcôves et de cheminées spacieuses à y brûler des troncs d’arbres. C’est très certainement dans une de ces pièces que Gœthe descendit en 1792, lorsque, entraîné dans la déroute du duc de Brunswick, il s’enfuyait précipitamment vers la frontière. Il n’arriva à Spincourt qu’en pleine nuit. Toutes les chambres de l’auberge étaient occupées. Alors, suggestionné par un astucieux valet, il se fit passer pour le beau-frère du roi de Prusse, et, à ce titre, il délogea de malheureux Français arrivés avant lui et tout tremblans devant un si haut personnage. Il écrit dans ses Mémoires, avec son flegme habituel : « Une douzaine d’émigrés me cédèrent la chambre à deux lits dont ils s’étaient emparés, et même le repas qu’on allait leur servir. » Cette façon de prendre la place et de manger le dîner