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rassurantes qui précisent les appréhensions et les changent presque en certitudes, ah ! l’atroce chose, le dur martyre ! Puis, immanquablement, nous avons eu la visite du délégué de la Croix-Rouge, qui vient, avec les ménagemens d’usage, le costume et la mine d’enterrement, apporter la sinistre nouvelle. Mme Bellanger est d’abord terrassée par la douleur. Quand elle revient à elle, c’est pour invectiver Ginette : » Assassin ! Assassin ! » Car elle se souvient que ce sont les paroles enflammées de la jeune fille qui ont envoyé Bellanger se faire tuer. Ginette réplique. C’est un duo de furieuses vociférations. Et c’est intolérable. Nous songeons au malheureux qui là-bas dort son sommeil héroïque. Et nous réclamons, de tout notre être révolté, pour la dignité de la souffrance et pour le respect dû à la mort !

La pièce semble finie : l’auteur y a pourtant cousu un troisième acte. C’est après la guerre, qui s’est terminée le mieux du monde, par la victoire de la France. Nous sommes à la sous-préfecture. Car il y a un sous-préfet dans la pièce, un assez jeune sous-préfet, dont le rôle n’est pas très reluisant. Il fait de l’auto, il fait la cour à Ginette, il fait peu honneur à l’administration. C’est ce fonctionnaire embusqué dans sa sous-préfecture que Ginette est à la veille d’épouser. Étrange pour une amazone ! Mais ceci n’est guère moins étrange. Apparaît, dans ses vêtemens de deuil, la veuve de Bellanger, pareille à une statue du remords. Elle se dresse devant Ginette comme une Erinnye vengeresse. Ce serait trop commode d’envoyer se battre les maris des autres, pour pêcher après cela un mari parmi ceux qui ne se sont pas battus ! Ginette n’a plus droit aux joies de la vie : elle ne sera pas sous-préfète. Ainsi elle est punie. Pourquoi ? Pour avoir tenu un langage patriotique. Gagné à son enthousiasme, Bellanger est allé se battre pour son pays. Voilà le crime de Ginette. Il paraît qu’on commet un crime quand on encourage un homme à s’aller battre pour sa patrie ! Où sommes-nous, dans quel temps et dans quel pays ? Et quelle image de la noble, douloureuse et vaillante France de 1916 !

Cette pièce évoque toutes les tristesses de la guerre et rien que ses tristesses ; elle réveille l’horreur des deuils, elle déprime les courages. Elle continue cette littérature dissolvante dont nous avons, avant la guerre, trop longtemps subi l’action néfaste et qui faisait croire à notre décadence. Aujourd’hui deux ans et demi de bravoure et d’endurance françaises protestent contre cette littérature de défaite,


RENE DOUMIC.