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lourds tonnerres allemands. Nous allions, visitant toujours des abris, des postes, des fortins, au milieu d’une population silencieuse et bleue, le long de la pente boisée dont le haut est aux mains de l’ennemi. Dans cette profondeur, entre les deux artilleries dont les coups s’entre-croisaient, la sécurité était absolue. Nous étions « sous la voûte d’acier, » et l’on sentait l’air trembler continûment. Cris perçans, éperdus, entre les fracas d’explosions, des aveugles créatures qui passent là-haut, et qui ne veulent rien que détruire et tuer. Sinistres et sifflantes vibrations que l’on entend se propager avec une lenteur qui étonne, avancer comme par saccades à travers les résistances de l’air. Le ciel n’était que grisaille uniforme : on eût dit chaque fois qu’il se fendait, qu’une puissance furieuse s’acharnait à le déchirer longuement, d’un bord à l’autre, avec le bruit progressif et craquant d’une large et forte étoffe qui s’arracherait tout droit entre deux mains vigoureuses. On sentait si bien des lignes se tracer, des Assures s’ouvrir et traverser le milieu du ciel, que l’on renversait la tête en cherchant instinctivement ce qui passait là. Ce n’étaient que des obus de 77, de 75 et de 90 (90 de montagne), mais on percevait la violence énorme de la guerre, le surhumain des forces que l’homme, aujourd’hui, déchaîne contre l’homme.

Parfois, un bref répit, un intervalle de silence, et presque aussitôt, dans l’espace un instant délivré, on recommençait d’entendre l’intarissable et confus tire-lire des alouettes, joie frissonnante, invisible, mais qui semblait remplir tout le ciel. Elles montaient des longs prés, au bord de l’eau courante, — des longs prés en fleurs où la guerre a tendu partout ses fils d’acier. Elles ignoraient la guerre. Chantant à leurs nids, au matin, au jeune été naissant, elles passaient à travers les mortelles volées.


Une dernière course nous a menés, à travers la région des plus grands bois, jusqu’à la dernière pente orientale de l’Argonne. Je revois de vastes ravins de forêt, que surveillent des postes de seconde ligne. Toujours la surprise de ces paysages et de ces décors de légende : huttes de glaise, de rondins et de ramées dans l’épaisseur des sous-bois, et s’en distinguant à