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que la guerre fait saigner la France, tant de fils encore jeunes sont tombés aux champs de gloire, qu’on serait presque tenté, devant les larmes de tant de mères, de ne plus sentir cet instinctif frisson de révolte qu’éveille en nous toute souffrance contre nature. Mais vous avez été déjà si durement frappée ! Et puis, Joseph n’était pas un fils comme les autres. Il était à la fois l’héritier d’un noble nom et la flamme sacrée de toute une famille. Il avait été, pour celle que lui avait confiée son père, à la fois le fils qui soutient, qui réconforte, et le petit enfant qui reste d’une soumission et d’une tendresse ingénues. Il fut un frère admirable, qui s’oubliait sans effort pour alléger l’immense souffrance de R… Il se donnait tout entier à tous ceux que son cœur ou son devoir lui montrait. Et ce qu’il leur donnait, c’était une âme noble et magnifique entre toutes, une âme de chevalier, forte de sa vive intelligence, de son énergie, de sa foi toute simple, et des hautes pensées que lui avait léguées son père. S’il s’est vu mourir, il a dû se sentir le cœur déchiré, en songeant à vous tous ; mais il savait aussi que, dans le plus profond et le plus surnaturel de vous-même, vous jugiez, comme son père lui avait appris à juger, que la vie n’a de prix que par la générosité avec laquelle on sait la vivre et, au besoin, la quitter. Avec lui, s’éteint un beau nom ; mais il s’éteint en jetant une dernière et très pure flamme. Je ne vous parle pas de mon chagrin : il est très grand. Entré dans une famille où chacun considérait Joseph comme un fils ou comme un frère, j’avais pris bien vite des sentimens de fraternelle amitié pour celui que ma chère M… admirait autant qu’elle l’aimait. Mais comme elle, je ne veux penser qu’à vous, qu’à A…, à R…, à P… Je devine à tous votre détresse sans nom, et je voudrais que mon affection sût un peu l’adoucir. Mais je sens bien que toutes les paroles sont vaines. Une seule parole est salutaire : la parole intérieure qui redit les mots de foi, de résignation et d’espérance : c’est celle qui apaise le tumulte du cœur, et c’est aussi la sienne, celle qu’il nous murmure au dedans de nous. Il y aura pourtant des heures où la souffrance sera plus forte que tout, et où vous serez comme submergée par elle. Sentez alors toute proche de vous mon affection compatissante.

P. S. — Excusez mon illisible écriture. Je vous écris sur la paille de ma tranchée, à la lueur, cent fois masquée, d’une mauvaise chandelle.