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de devoirs tandis qu’ils en ont envers lui ; une constitution n’est valable que dans la mesure et dans le temps où elle ne gêne pas l’exercice de la volonté souveraine du monarque ; un serment ne peut l’engager à l’encontre des intérêts permanens de la Maison. L’âme de l’Autriche, remarque M. Steed, si tant est qu’elle existe, est dynastique. « La dynastie n’est point seulement le pivot et le centre, mais la force vive du corps politique. » La dynastie est la raison d’être de l’Empire. Les peuples n’ont pas d’autre lien entre eux que le serment au même souverain ; et ce lien suffit à créer une cohésion que les idées modernes ne font que commencer à désagréger. Le patriotisme, tel que nous le comprenons, n’existe pas dans la monarchie des Habsbourg ou, s’il existe, il est local : il y a un patriotisme tchèque, un patriotisme magyar, polonais, etc. Vis-à-vis du souverain commun, on ne trouve trace que d’un sentiment : le loyalisme attesté et confirmé par le serment. Le hasard d’une rencontre en chemin de fer me fit un jour lier conversation avec un officier autrichien : « Il m’est impossible, me dit-il, de comprendre comment un pays comme la France, qui n’a pas de souverain et dont les soldats ne sont pas liés par le serment à un chef, peut avoir une armée. » Pareille mentalité est aux antipodes de la nôtre. Un essayiste autrichien distingué, Ferdinand Kürnberger, la qualifiait d’asiatique ; il écrivait en 1871 : « L’Autriche n’est pas réellement inintelligible, il faut la comprendre comme une espèce d’Asie. « Europe » et « Asie » sont des idées très précises : Europe signifie loi ; Asie veut dire arbitraire. Europe signifie respect des faits ; Asie veut dire caprice pur. L’Europe, c’est l’homme. L’Asie, c’est à la fois l’enfant et le vieillard. Avec cette clef vous pouvez résoudre toutes les énigmes autrichiennes[1]. »

En ce sens, François-Joseph est un souverain asiatique, le maître de son troupeau d’hommes. Il se tient pour assuré de la fidélité sans bornes des peuples que Dieu et ses ancêtres lui ont confiés ; l’idée qu’un peuple ou une fraction de peuple pourrait trahir la dynastie et l’abandonner en croyant obéir à un devoir plus élevé envers elle-même, n’entre pas dans son cerveau, elle lui paraît monstrueuse, diabolique. Lorsque, au cours de cette guerre, des unités slaves se rendirent tout entières aux

  1. Cité par M. Steed, p. 4.