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Innocentes, des juristes pour justifier la violation des traités, des artistes pour approuver la destruction des monumens les plus vénérables, des savans pour contribuer par leurs inventions à rendre la guerre plus cruelle et plus inhumaine[1]. »

L’odieux manifeste des « intellectuels v allemands portait les signatures de plusieurs savans d’autant moins excusables qu’ils avaient recherché, en des temps où l’on pouvait se faire encore des illusions sur l’Allemagne, l’honneur d’être les associés ou les correspondans de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de l’Académie des Sciences, de l’Académie des Beaux-Arts, de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Le 23 octobre 1914, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, réunie dans sa séance ordinaire du vendredi, vota un ordre du jour qui flétrissait les signataires de ce manifeste, sans préjudice des sanctions ultérieures que comportait la situation.

Ces sanctions se produisirent sous la forme d’un vote d’exclusion nettement motivé. La Compagnie déclarait qu’un de ses associés et quatre de ses correspondans « n’ont pas craint, pour excuser des crimes, de nier les faits les plus certains, et cela sans enquête personnelle, au mépris de tous les témoignages et de l’évidence même, sur la foi et peut-être sur l’ordre d’un gouvernement qui fait profession de n’attacher aucune valeur à la parole donnée, » et qu’ils ont ainsi « manqué gravement à un devoir d’honneur et de loyauté. » En conséquence, l’élection des quatre correspondans désignés par cette déclaration était annulée par décision de ce même jour. Quant à l’associé devenu ipso facto « indésirable, » son élection a été annulée par décret du 28 mai 191-5. Et l’Académie a eu l’honneur d’élire, le 6 août, à cette place vacante, S. M. le roi d’Italie, qui a bien voulu donner à la France un nouveau gage de son attachement en acceptant cet hommage, rendu, par un corps savant, à sa science numismatique.

L’Académie des Sciences, l’Académie des Beaux-Arts et celle des Sciences morales et politiques ont pris des décisions pareilles. On ne verra plus, sur le registre de notre Institut national, qui a ouvert ses portes à la science, mais qui les ferme à l’immoralisme grossièrement affiché, les noms de certains professeurs d’outre-Rhin.

On sait comment ces professeurs écrivent l’histoire d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Un écrivain suisse, l’un des maîtres les plus distingués de l’Ecole polytechnique de Zurich, M. Antoine Guilland, très renseigné sur les hommes et les choses d’Allemagne, a écrit, voilà plus de quinze ans, tout un livre pour démontrer que dans les ateliers scientifiques et dans les laboratoires d’érudition où se prépare, à la façon d’une mystérieuse combinaison chimique, l’histoire accommodée aux convoitises des Hohenzollern et des Habsbourg, les manipulateurs de documens et de fiches, dressés à l’école d’un Mommsen, d’un Treitschke, d’un Lamprecht ou d’un Spahn, traitent volontiers les textes comme de simples dépêches d’Ems. C’est d’ailleurs ce qu’avait bien vu, avant l’Année terrible, notre Fustel de Coulanges, fort malmené en son temps, précisément à cause de cette clairvoyance, par les philologues teutons et par leurs disciples. L’équipe historique d’outre-Rhin était déjà devenue, pendant la paix, sous la direction des futurs signataires du manifeste des « intellectuels » allemands, une immense agence Wolff. Nous avons pu voir de quelle propagande ces « intellectuels » sont capables en temps de guerre. Avec un soin, une application, une patience qu’on ne saurait contester, ils se procurent les adresses nominatives de toutes les personnes qui, de près ou de loin, tiennent aux académies étrangères et aux milieux lettrés. Les moindres centres de propagande possible sont repérés, en tous lieux, avec le soin méticuleux que les Allemands, — cela est incontestable, — savent apporter dans l’organisation de leurs services d’espionnage. Ils ont fait ce travail notamment pour les États-Unis d’Amérique. Non seulement les professeurs des grandes universités d’outre-mer, Harvard, Columbia, Princeton, Yale, Berkeley, figurent sur les répertoires d’une agence allemande qui connaît leurs adresses particulières et sait le moyen d’atteindre leur domicile privé ; mais jusqu’au fond des États les plus lointains de la Confédération américaine, les plus petites écoles, les bibliothèques naissantes, les plus modestes sociétés littéraires ou scientifiques sont méthodiquement obsédées de communications et de réclames qui, par des voies multiples, se dirigent vers un but unique.

Heureusement, l’Institut de France a non seulement des amis, mais des représentans sur les rives transatlantiques et

  1. Rapport du 27 décembre 1915.